Petter Eldh, contrebassiste branché
Rencontre avec le contrebassiste suédois que l’on croise partout (ou presque) en ce moment.
Petter Eldh est un musicien touche-à-tout, aussi à l’aise dans un cadre purement acoustique que dans des contrées plus électro. Entendu dans de nombreux projets récents tous plus enthousiasmants les uns que les autres (Koma Saxo, Speak Low, Punkt.Vrt.Plastik, TAU 5) et partenaire régulier de musiciens qu’on adore à Citizen Jazz (Gard Nilssen, Django Bates, Otis Sandsjö, Christian Lillinger, Lucia Cadotsch) il multiplie les rencontres [1], mixe et produit quantité de musiques. Son appétit semble impossible à rassasier. Et c’est tant mieux pour nos oreilles.
- Petter Eldh © Gérard Boisnel
- Vous êtes né en 1983 à Göteborg, en Suède. Parlez-nous un peu de votre jeunesse, de votre parcours musical.
J’ai grandi dans une maison pleine de musique. Mes parents avaient une grande collection de disques qui couvraient beaucoup de cultures, de styles et d’époques différentes. J’ai essayé d’écouter et d’absorber autant de musique que possible. Je réalise seulement aujourd’hui l’énorme influence qu’ont eu sur moi les goûts musicaux de mes parents. Ils jouent tous les deux de plusieurs instruments. Ils ont toujours pleinement soutenu mon choix de poursuivre une carrière de musicien.
J’ai commencé la basse à 14 ans et en même temps, j’ai commencé à faire des beats. J’ai toujours essayé de garder mon esprit le plus ouvert possible.
- Vous vivez à Berlin depuis de nombreuses années. Quand et pourquoi avez-vous quitté la Suède ?
J’ai déménagé à Copenhague à 20 ans. A l’époque je jouais déjà avec des musiciens basés à Berlin. Vivre dans cette ville me semblait donc une évidence. Au début, je voulais seulement vivre à Berlin quelque temps, mais j’ai travaillé de plus en plus en Allemagne et Berlin était vraiment passionnant à ce moment-là, vers 2010, alors je m’y suis définitivement installé. Mais je me suis beaucoup déplacé dans ma vie : je suis retourné en Suède, j’ai passé beaucoup de temps au Royaume-Uni. Je vivrais probablement au Royaume-Uni aujourd’hui si la situation était différente.
- Vous sentez-vous aujourd’hui plus allemand, berlinois, suédois ou rien de tout cela finalement ?
Je n’y pense pas et c’est un privilège. Je peux être plusieurs choses en même temps. Peu importe où je suis basé. Ce que j’espère vraiment, c’est que les musiciens pourront continuer à voyager librement après la fin de la pandémie afin que de nouvelles collaborations puissent avoir lieu quel que soit l’endroit d’où ils viennent.
- Vous êtes un musicien éclectique et touche-à-tout. Quand avez vous commencé à utiliser l’électronique ? Que recherchiez-vous ?
J’ai commencé l’échantillonnage et la création de beats à l’âge de 14 ans et j’ai toujours écouté du hip hop et d’autres musiques qui utilisaient des samples. L’utilisation d’échantillonneurs m’a conditionné et a influencé toute ma création musicale. J’ai toujours été intéressé par ce qui se passait dans la musique électronique (de Theo Parrish à Morton Subotnick) et c’est toujours quelque chose qui m’inspire.
- Est-ce que l’électro et le jazz fusionnent à Berlin ? Plusieurs exemples tendent à le prouver (TAU 5, Oli Steidle, Y-Otis, etc…)
La fusion entre la musique électronique et le jazz existe depuis très longtemps. Je ne pense pas qu’il y ait quelque chose d’unique dans la façon dont cela se fait à Berlin. Cela dit, j’aime autant que ça se passe ici.
- Que pensez-vous de la scène berlinoise ?
J’essaye de ne pas trop penser en terme de scène. Je n’ai pas le sentiment d’appartenir à une scène spécifique ; je suis une personne qui œuvre avec les autres, et il se crée ainsi, à chaque nouvelle rencontre, une force collective nouvelle. Peu importe à quel endroit du globe cela se passe.
- Petter Eldh, à Nevers, le 9 novembre 2011 © Frank Bigotte
- Vous êtes actuellement un peu partout. Vous multipliez les collaborations. Où trouvez-vous le temps pour vous investir dans tous ces projets ?
Je tire mon énergie de mes rencontres, de mes collaborations. Je ne serais pas en mesure de réaliser tous les différents projets auxquels je participe sans les personnes avec lesquelles je collabore. Pendant la pandémie, j’ai également lancé beaucoup de nouveaux projets et c’était le moyen idéal pour rester créatif et productif alors que je ne pouvais pas voyager.
- Quelle relation avez-vous avec Otis Sandsjö avec qui vous jouez dans trois projets phares de la scène européenne : Koma Saxo, Lucia Cadotsch et Y-Otis ?
Otis est un ami proche. C’est quelqu’un qui m’apporte beaucoup de joie et de créativité. Nous passons beaucoup de temps ensemble dans mon studio, à écrire et à produire des morceaux. Souvent, nous écoutons simplement la musique d’autres musiciens pour nous inspirer. Nous aimons les mêmes choses et nous construisons lentement une bibliothèque musicale de référence que nous insufflons dans notre travail. En ce moment, nous écoutons beaucoup de vieux trucs de chanteurs / compositeurs suédois.
- Le batteur Christian Lillinger (Punkt.Vrt.Plastik., Open Form for Society et Koma Saxo) est aussi un musicien familier. Parlez-nous de votre relation.
Nous partageons un studio ensemble, donc je le vois tout le temps et nous jouons beaucoup ensemble. Nous avons travaillé sur beaucoup de musiques différentes, sur de nombreux projets depuis dix ans et nous formons aujourd’hui une section rythmique solide. Christian apporte toujours quelque chose de frais, de neuf dans tout ce qu’il fait. C’est toujours inspirant.
- Pouvez-vous nous parler du trio Acoustic Unity que vous formez avec Gard Nilsen et André Roligheten et avec lequel vous avez enregistré trois albums ?
C’est un groupe qui me manque vraiment en ce moment. Nous avons annulé de nombreux concerts à cause de la pandémie. Nous avons énormément voyagé et partagé de choses ensemble. La spontanéité de ces moments partagés et de la musique que nous jouons me manque. Mais nous retournerons bientôt, je l’espère, dans tous les endroits où nous avons déjà joué comme le Brésil, le Japon et les États-Unis.
- La relation entre vous et Gard Nilsen semble assez télépathique. Vous confirmez ?
Oui, je suis d’accord. Nous nous sommes rencontrés tôt, au cours de nos années de formation et nous avons créé un lien fort. Il nous a fallu un certain temps pour commencer à travailler régulièrement ensemble, mais lorsque nous avons enregistré le premier album avec Acoustic Unity, nous savions que nous avions quelque chose de vraiment fort sur quoi bâtir.
J’ai toujours considéré la contrebasse comme un instrument percussif
- Dans le Supersonic Orchestra de Gard Nilsen, il y a trois contrebassistes (Ingebrigt Håker Flaten, Ole-Morten Vågan et vous) et trois batteurs, ce qui crée comme un mur de son, une expérience d’écoute assez incroyable. Vous avez dû prendre un sacré plaisir à jouer dans ce groupe, non ?
Ingebrigt et Ole-Morten sont deux de mes bassistes préférés et partager la scène avec eux est un pur plaisir. Ils ont une telle puissance, c’est effrayant et très inspirant à la fois.
- En tant que bassiste, vous avez une relation très forte avec les batteurs, mais quel rôle avez-vous dans le trio (sans batterie) de Lucia Cadotsch ?
J’ai toujours considéré la contrebasse comme un instrument percussif et la batterie a toujours eu une grande influence sur mon son. L’aspect percussif de mon jeu est particulièrement mis en valeur quand je joue avec ce trio. Dans Speak Low, Otis fournit également beaucoup de textures percutantes.
- Parlez-nous de votre expérience avec Jameszoo : comment vous êtes-vous rencontrés ?
Je pense que c’est le batteur suisse Julian Sartorius qui nous a présentés. Travailler avec Jameszoo a été un voyage fantastique. Il m’a poussé à approfondir la production, et sa façon d’arranger et de faire de la musique est entrée dans mon ADN.
- Petter Eldh © Gérard Boisnel
- Vous jouez également dans le trio Beloved de Django Bates depuis plus de 10 ans. C’est un groupe qui compte pour vous, n’est-ce pas, une de vos premières expériences musicales ?
Django Bates est mon mentor. J’ai appris beaucoup de choses en tournant et en enregistrant avec lui. Son concept d’intégrer l’infiniment petit dans de grandes pièces orchestrales est époustouflant. Beloved a été le premier groupe avec lequel j’ai commencé à tourner.
- Comment avez vous imaginé votre groupe Koma Saxo ? Sa spécificité repose sur le trio de saxophonistes aux esthétiques différentes mais extrêmement complémentaires.
Je n’avais pas dans l’idée que ce groupe devienne l’un de mes projets principaux, mais je suis très content de la façon dont les choses se sont déroulées. Koma Saxo ne serait pas là sans le soutien de Matti Nives de We Jazz Records. Il est à l’origine du groupe et a joué un rôle déterminant dans la création de l’univers sonore de Koma Saxo !!
L’anecdote raconte que Christian (Lillinger) et moi avions décidé de ne plus jamais jouer dans des groupes avec des saxophones… mais que, quand nous avons entendu les trois saxophonistes jouer ensemble, nous n’avons pas pu résister. Koma Saxo est donc devenu comme une thérapie pour tous les deux (rires).
- Parlez-nous justement de votre relation avec le label finlandais We Jazz Records. Qu’est-ce qui vous inspire chez eux ?
Travailler avec Matti Nives a été très stimulant depuis le début. Il comprend et soutient vraiment la trajectoire du groupe. Nous discutons beaucoup sur les différentes possibilités d’évolution pour le groupe. Son travail de graphiste réputé est tout aussi inspirant pour nous.
Je produis beaucoup de choses différentes en ce moment et j’aime pouvoir influencer le processus de création du début à la fin.
- Pouvez-vous nous éclairer sur une autre facette de votre travail, votre rôle de producteur ?
Les techniques d’enregistrement et les moyens de manipuler les sons sont des choses que j’ai appris de mon frère aîné Isak Eldh. Il est artiste sonore. Je lui dois beaucoup en termes de théorie sur tout cela. Je produis beaucoup de choses différentes en ce moment et j’aime pouvoir influencer le processus de création du début à la fin. Mais je tiens à souligner que je ne serais nulle part en tant que producteur sans toutes les personnes avec lesquelles je collabore. C’est toujours un effort collectif.
- Quand avez-vous choisi de créer votre propre label Galatea Records ? Pour quelles raisons ? Avez-vous un studio d’enregistrement à Berlin ?
Galatea est une toute petite structure. Tout a commencé avec le morceau « Love Declared Disaster Averted » que je voulais éditer en 45 tours. C’est un format que j’adore. À l’époque, peu de labels produisaient des 45 tours, alors j’ai décidé de le faire moi-même et ce fut le début de l’aventure. Depuis je travaille avec We Jazz qui a fait du vinyle et notamment du 45T une spécialité.
J’ai un studio à Berlin. C’est là que je mixe et produis l’essentiel de ma musique. Cela ressemble plus à un espace de post-production avec beaucoup de synthés et d’autres équipements amusants. Je peux aussi y faire des enregistrements plus petits. Une partie du matériel du dernier album de Speak Low y a été enregistrée. J’ai également un petit studio installé en Suède.
- Petter Eldh © Frank Fogo
- De quel musicien ou de quelle esthétique vous sentez-vous proche aujourd’hui ?
En ce moment, je fouille dans l’ancien catalogue musical suédois ; je citerais donc quelques enregistrements qui valent la peine d’être écoutés : l’album Huvva de la pianiste Merit Hemmingson, sorte de version groove de la musique folklorique suédoise. Chicken Feathers de Monica Zetterlund dans lequel elle chante des compositions de Steve Kuhn. Et l’album Ramadan du flûtiste Björn J:Son Lindh.
Quelques autres choses aussi : Hermeto Pascoal, la rappeuse et productrice Georgia Anne Muldrow alias Jyoti , le musicien électro finlandais Ø (de son vrai nom Mika Vainio), Shuggie Otis.
- Pourriez-vous qualifier votre musique ? Votre façon de jouer de la contrebasse ?
Je pense qu’il faut avoir conscience du son qu’on veut obtenir et se faire confiance lorsqu’on l’a trouvé. Il faut l’aimer et se développer musicalement à partir de ce son-là. Comme décrit précédemment, le côté percussif de la basse est pour moi le plus important. Fast attack, short decay and sustain (en anglais dans le texte).
- Quels sont vos futurs projets ?
Deux albums viennent de paraître : Somit du groupe Punkt.Vrt.Plastik (Intakt Records) et un LIVE de Koma Saxo (We Jazz Records). Un 45T de Y-Otis sortira chez We Jazz Records le 21 mai.
Nous enregistrons un nouvel album studio avec Koma Saxo et quelques invités. Sofia Jernberg notamment se joindra à nous sur quelques pistes !
J’ai également un projet avec le batteur viennois Lukas König. C’est un truc orienté plus électronique ; nous prévoyons la sortie incessamment sous peu, nous avons 25 titres !
Je travaille également sur un EP avec la chanteuse/productrice Christine Seraphin AKA Sera Kalo.
Je suis en train de terminer un projet avec le batteur finlandais Teppo Mäkynen que l’on finalisera dès que je pourrai aller à Helsinki.
J’ai fait un remix du projet de Christian Lillinger avec Christopher Dell appelé « Beats ». Il sortira sur le label de Lillinger, Plaist.
J’ai aussi fait un remix pour Jaga Jazzist qui sortira sans doute dans l’année.
Enfin un nouvel album de Jameszoo est prévu cette année.
- Dernière question : comment vivez-vous la situation actuelle ?
J’essaye d’être aussi productif que possible. Nous avons réussi à nous retrouver avec Koma Saxo à Stockholm il y a deux semaines. Nous avons enregistré un nouvel album au légendaire Atlantis Studio. Sofia Jernberg nous y a rejoints. Cela a nécessité beaucoup de travail et de répétitions mais cela en valait la peine ! L’album sortira en novembre.
Par ailleurs, je suis allé tout récemment à Dresde en compagnie de Christian Lillinger pour rendre visite au légendaire batteur Günter « Baby » Sommer. Nous avons le projet de produire un album solo de lui sur le label Plaist. Même s’il n’y a pas beaucoup de concerts en ce moment, je continue à vivre et à respirer de la musique. Je saisis chaque opportunité pour réaliser de nouveaux projets ! C’est finalement l’une de mes périodes les plus chargées musicalement.