Chronique

Contrabande

Slippery Lumps

Kristoffer Rosing-Schow (saxes), Aurélien Besnard (cl), Julien Desprez (g), Petter Eldh (b), Peter Bruun (dms)

Label / Distribution : Rude Awakening

Chaque sortie du label Rude Awakening est une plongée écorchée vive dans un univers dense et polymorphe où s’insinue une musique urgente.

Le troisième album de l’entité franco-danoise Contrabande en est un exemple d’une étincelante noirceur, à l’image de cette pochette troublante : un cœur éviscéré et noirci dans une main tendue. Il plane sur Slippery Lumps une atmosphère saumâtre et interlope qui se partage entre, d’une part une dureté habitant un rock élégant qui aurait écouté Marc Ribot et Tom Rainey, et, d’autre part une douceur étrange… On y découvre aussi, teintés dans une masse alcaline, des raffinements qui frisent la musique contemporaine, le tout proposant un jazz radical, tendu et extrêmement structuré, qui plonge ses racines prolifiques dans le free européen.

Après avoir donné dans la force brute avec son quartet Twits et rencontré les américains d’Empty Cage, le clarinettiste Aurélien Besnard poursuit son travail d’érosion électrique de la masse orchestrale. Son jeu sobre, empreint de la poésie de l’instant, reste d’une redoutable efficacité pour illuminer les déchirures de métal. Dans un exercice très collectif, ses comparses tirent dans le même sens, vers une fragilité virulente qui fait bloc autour d’une section rythmique roborative. Le batteur Peter Bruun, impressionnant de finesse dans le chaos et l’âpre contrebassiste Petter Eldh se partagent entre explosions empreintes de punk (le catharsique « Petites trafficantes/Grandes trafficantes ») et colorisme ténébreux (« Mr. Punch »), quand ils n’évacuent pas la tension environnante dans une délicatesse bruitiste qui effleure le métal des cordes et des cymbales.

L’entente de Besnard et du saxophoniste Kristoffer J. Rosing-Schow (ils co-signent tous les morceaux), va de la rupture à l’unisson. Ce mimétisme entre les deux soufflants, on le retrouve au gré de l’album comme autant d’allusions colemaniennes (« Liberation Rituals »). C’est le second pilier de ce solide édifice… Parfois - et c’est jouissif -, la densité se lézarde ; il faut y voir l’œuvre du nouveau venu, le guitariste Julien Desprez, déjà remarqué dans DDJ ou auprès de Jeanne Added, et remplaçant de Patrice Soletti, l’habituel complice de Besnard. Ici le guitariste est tapi dans l’ombre, comme prêt à surgir pour mettre à mal la solidité ambiante. Bien sûr, la fureur électrique fait le coup de poing dans « Gulf of Aden », où l’on sent presque la tension monter sur la crête des fûts de Bruun. Mais le jeu de Desprez ne se limite pas à un déluge sonore. Au contraire ses interventions, faites parfois de nappes acides, travaillent la couleur de l’album au plus profond, dans un bourdonnement agressif. Sur « Liberation Rituals », pivot de l’album, il échauffe le propos presque serein de Besnard et Rosing-Schow jusqu’à la cassure et semble prendre le contrôle dans une implacable digression portée par le batteur. La musique de Contrabande, à l’image de son nom, transgresse les frontières, qu’elles soient stylistique ou physiques, avec une froide détermination. On ne peut qu’en saluer la réussite.