Entretien

Roberto Ottaviano, les chants de libération

Rencontre avec le saxophoniste italien, habitué des racines profondes du jazz

Trop souvent oublié de ce côté-ci des Alpes, comme le sont trop souvent les musiciens italiens, Roberto Ottaviano est pourtant l’un des saxophonistes européens les plus important de ces dernières années, ce qu’il ne manque pas de rappeler à chaque sortie d’album, tel ce double Resonance & Rhapsodies (Extended Love & Eternal Love ) paru il y a quelques semaines. Grand connaisseur et compagnon de route de Steve Lacy, collaborateur de Michel Godard ou de Gerry Hemingway, Ottaviano est un musicien chaleureux et inventif qui brasse avec un talent rare toutes les racines du jazz européen. Rencontre avec une voix forte de nos musiques qui offre un remède à notre période bien trouble : l’amour et l’espoir…

- Roberto, pouvez-vous vous présenter ?

Je suis actif sur la scène jazz internationale depuis près de quarante ans. J’ai joué et enregistré avec certains des musiciens américains et européens parmi les plus importants de leurs générations : de Dizzy Gillespie à Mal Waldron, d’Albert Mangelsdorff à Giorgio Gaslini, mais aussi Enrico Rava, Steve Swallow, Pierre Favre, Kenny Wheeler, Keith Tippett, Glenn Ferris, Karl Berger et bien d’autres. J’ai eu la chance de jouer partout en Europe mais aussi en Russie, Inde, Japon, Mexique, Thaïlande, Maroc, Algérie, Côte d’Ivoire, Sénégal, Cameroun, États-Unis, Canada, et j’ai enregistré pour Red, Splasc(h) , Soul Note, Dodicilune, Hat Art, Intakt, ECM, DIW et Ogun. En tant que professeur, j’ai fondé le cours de jazz du Conservatoire de ma ville que je dirige depuis plus de 30 ans.

Roberto Ottaviano © BluéPh

- Dans vos disques, et bien sûr avant tout dans Forgotten Matches, on perçoit un amour particulier pour Steve Lacy. Quel rôle a eu le saxophoniste américain dans votre histoire musicale ?

J’ai personnellement rencontré Steve Lacy en 1977 et vers la fin des années 70, j’ai commencé à le rencontrer avec une certaine régularité dans sa maison de la rue du Temple à Paris. C’est là-bas que nous avons réalisé un documentaire pour la télévision italienne, que nous avons appelé Agenda, selon le titre d’une de ses compositions et d’un texte de Jack Spicer, un poète de la Beat Generation. Je connaissais déjà ses œuvres passées, mais je crois que ces années ont été sa période la plus fertile, car il a clairement développé sa stature de compositeur et d’architecte sonore. Les langages d’Ellington, Monk et Taylor ont été totalement intégrés dans le monde de ses Art Songs et aussi dans les pièces instrumentales dans un splendide continuum entre tradition et futur.

J’ai tellement absorbé sa pratique et sa philosophie que c’était comme une longue session universitaire. Même aujourd’hui, quand j’ai des doutes sur certains processus langagiers, je trouve souvent les réponses dans son travail. Avec sa disparition, l’un des liens majeurs avec l’esprit le plus authentique du grand Jazz et la culture du vieux continent s’est perdu.

un artiste vit d’affinités qui ne sont pas données par les habitudes du périmètre dans lequel il vit, mais par des espaces plus larges qui sont ceux de l’âme

- On a le sentiment qu’en Italie, Lacy et d’autres grands noms du free jazz (pour aller vite) sont plus sanctifiés que de ce côté-ci des Alpes. Comment l’expliquez-vous ?

La France était un pays extrêmement important pour cette période musicale. Je pense à des labels comme Byg Actuel et ses productions, avec l’Art Ensemble Of Chicago, Archie Shepp, Braxton… De plus, c’étaient des années où il y avait une relation plus directe entre le jazz et d’autres cultures, d’autres formes d’art, des événements de la politique. Les vieux films de Truffaut comme « Les Quatre cents coups » ou « La Nuit américaine » et même « Ultimo Tango a Parigi » de Bertolucci, avec le son indolent de Gato Barbieri, décrivent une France très encline à la recherche expressive. Le festival de la Fondation Maeght qui a produit les disques d’Albert Ayler et de Cecil Taylor, reste un point fixe pour la meilleure partie de ce qui se réfère aujourd’hui génériquement au free jazz.

L’Italie a suivi de près ce sentiment et cette adhésion, mais je ne pense pas qu’elle ait sanctifié les noms et les personnes. Pas plus que ce qui se faisait en France à l’époque. Plus tard, nous avons été plus indulgents avec le versant mainstream et apprivoisé de cette musique, exaspérant son aspect auto-référentiel, liquidant rapidement une ère de grande réflexion, comme si tout ceci n’avait été qu’un grand malentendu entre musique et message.

- Vous travaillez d’ailleurs souvent avec des musiciens américains, on pense à Gerry Hemingway ou Michael Formanek qui jouent sur Sideralis, mais aussi des Français comme Michel Godard. Avez-vous le sentiment de faire partie d’une famille musicale qui se moque des frontières ?

Bien sûr. Et parfois, je trouve ce sentiment de communauté beaucoup plus avec des artistes vivant à des milliers de kilomètres que chez des voisins. Mais il est clair qu’un artiste vit d’affinités qui ne sont pas données uniquement par les habitudes du périmètre dans lequel il vit, mais par des espaces plus larges qui sont ceux de l’âme, de la sensibilité, de la culture.

- Dans les musiciens qui vous accompagnent, on trouve un fidèle comme Alexander Hawkins ; comment s’est déroulée votre rencontre ?

Je suis entré en contact avec Alexander par l’intermédiaire d’un musicien avec qui nous avons tous deux eu l’occasion de collaborer, le batteur sud-africain Louis Moholo. Le préambule à cela reste que dans mes années de formation, la musique anglaise était un véritable berceau. La rencontre avec le monde de Keith Tippett, Elton Dean, Mike Westbrook, et les notes bleues de McGregor, Pukwana, Feza, Dijani, Miller et Moholo, ont profondément marqué ma vision d’un non-Américain essayant de jouer du jazz. Connaître ce jeune musicien anglais qui fréquentait ce monde m’a rendu très curieux, alors je suis allé l’écouter et … Boum !

Sideralis Quartet © BluéPh

Il y avait aussi beaucoup plus : ces caractéristiques qui appartiennent aux nouvelles générations qui naviguent entre les genres musicaux, y compris la tradition classique et l’expérimentation contemporaine, qui font d’Alexander un artiste curieux, complet et flexible. Quand j’ai pensé à un pianiste qui pourrait donner une touche harmonique et chromatique à la musique de Lacy, je n’ai pas cherché longtemps… Je l’ai invité à partager mon hommage sur Forgotten Matches. À partir de là, il était naturel de toujours trouver une occasion de l’avoir à mes côtés, en duo, en quintet, etc. D’un cheveu et à cause de la pandémie, nous n’avons pas pu faire un quatuor en Sardaigne avec lui, Brad Jones et Hamid Drake. Mais la chose me turlupine et je prévois d’y arriver.

Une musique qui veut aller à l’essence universelle du jazz comme prière laïque, rituel communautaire, voire chant de libération.

- D’ailleurs Eternal Love est une déclaration d’amour aux racines musicales. Pouvez-vous nous expliquer l’envie de le faire naître en quintet ?

Eternal Love est une formation dont le nom m’a été suggéré par le poème « The Ages » de W.C. Bryant. C’est une expérience qui rappelle la beauté fière et combative de la Terre Mère et de ses meilleures âmes pour célébrer l’espoir et le désir de rédemption de l’humanité en ces temps difficiles. Une musique qui veut aller à l’essence universelle du jazz comme prière laïque, rituel communautaire, voire chant de libération. C’est aussi un hommage à l’Afrique, sa culture, sa musique et ses habitants, dans une ère de migration et d’intolérance raciale qui semble nous ramener à l’Amérique des années 50 et 60, celle de Rosa Parks et Martin Luther King.

- Cet amour, vous le déclinez en grand orchestre avec votre dernier album, avec une base rythmique décuplée. Comment est venue cette envie ?

Il m’a semblé naturel d’impliquer des amis qui faisaient partie de mon projet sur le cinéaste Cassavetes : Danilo Gallo et Hamid Drake. Le concept de base est le même que celui du quintet Eternal Love, seulement ici l’élément mystique est amplifié avec un autre, organique. C’est une transposition sonore du « double ». J’ai ressenti le besoin d’un son magmatique, choral, puissant et en même temps dans lequel les voix uniques pourraient s’entremêler plutôt que de jouer le rôle traditionnel du soliste et sa section rythmique qui l’accompagne. Poussière de piano acoustique et électrique entre Giorgio Pacorig et Alexander Hawkins, traînées d’étoiles et profondeurs abyssales dans les contrebasses de Giovanni Maier et Danilo Gallo, diagrammes de cœur entre les mains de Drake et Zeno De Rossi et les vocalisations, mélismes, sutras récités par Marco Colonna et moi-même. Les formes sont reflétées et contrastées, tout comme les interventions d’improvisation, produites par des personnalités différentes mais compatibles

Eternal Love © BluéPh

- Il s’agit d’un double album, et dans sa seconde partie vous proposez de nouveau en quintet un Eternal Love qui plonge ses racines dans la musique écrite occidentale. Quel a été le rôle de cette influence ?

Après plusieurs décennies vécues dans l’exaltation progressive de l’improvisation, en tant que pratique que nous avons imaginée détachée de la subordination aux prosodies formelles préétablies, je me persuade lentement qu’au contraire, la meilleure improvisation se réalise à travers une sorte de métaphore de la pensée structurelle la plus rigoureuse, c’est-à-dire la composition. Je ne ressens donc pas de barrière ou de manque de continuité entre les deux. L’un découle de l’autre avec un sentiment naturel d’appartenance mutuelle.

- Comment présente-t-on un projet aussi ambitieux en période de pandémie ?

Je ne sais pas si la pandémie et toutes ses conséquences, y compris les limites et les restrictions, ont soudainement changé la perception de ce que nous faisons. Je pense qu’elle n’a fait qu’accélérer certains processus négatifs. L’isolement favorise l’idée de « consommation » de l’art plutôt que l’expérience de l’art comme une partie édifiante, socialisante et constructive de notre bagage éthique et humaniste. Il nous faut devenir plus encore des bastions de défense, une défense de valeurs fondamentales qui risquent d’être annulées dans la transformation.

- Quels sont les musiciens, notamment français, avec lesquels vous aimeriez travailler ?

Je ne connais pas très bien la nouvelle scène musicale française. Je suis très attaché à des musiciens comme Michel Portal, Henri Texier, Christophe Marguet, avec qui j’aurais aimé jouer plus souvent. J’ai fait quelques trucs avec Vincent Courtois et Médéric Collignon et c’était fascinant de croiser la trompette d’Airelle Besson dans un projet de Michel Godard.

- Quels sont vos projets après l’épisode du COVID ?

Réaliser l’aboutissement de l’idée d’Eternal Love en tant que groupe modulaire (Duo, Trio, Quatuor, Quintette, etc.). Et puis j’écris l’œuvre Sonic Hologram pour un ensemble orchestral mixte acoustique et électronique, et avec la participation d’improvisateurs qui viennent de mondes différents : deux voix d’opéra et un acteur. Sa réalisation est un rêve, de nos jours… Mais le rêve a toujours été un anticorps utile.