Tribune

Magyar Moderne, focus hongrois

Petit tour d’horizon du jazz hongrois


La Hongrie est un paradoxe. Pays de moins de 10 millions d’habitants, qui a été une partie d’empire attachée à l’Autriche, carrefour incontournable de l’Europe resté longtemps au cœur des tensions internationales, c’est également un incroyable vivier d’artistes et de penseurs qui se sont nourris des mouvements de populations et des ruptures de l’histoire. De Ferenc Liszt à György Kurtág, les compositeurs de musique écrite occidentale ont toujours été un fer de lance d’une tradition, celle de l’excellence musicale à Budapest, ville d’empire séparée en deux par le Danube, comme une césure entre l’Occident et l’Orient. Un lieu de frottement créatif propice à tous les échanges sur lequel prospèrent les musiciens de jazz dont la particularité a couvé derrière le Rideau de Fer. Une famille protéiforme qui mérite d’être mieux connue.

On ne remontera pas au XVIe siècle, et au luthiste Bálint Bákfárk pour évoquer le jazz, à ceci près qu’il est symptomatique d’une histoire de la Hongrie : né dans une ville désormais roumaine et mort à Padoue, ce compositeur est avant tout un voyageur, qui s’est nourri de ses rencontres. Même si Liszt est sans doute le nom le plus connu avant le XXe siècle (quoique, faites l’expérience autour de vous, tout le monde le pense autrichien...), Bákfárk est l’un des précurseurs de la culture magyare [1] telle que la définirent Béla Bartók et Zoltan Kodály, deux maîtres qui ont illuminé la musique moderne et contemporaine et restent des références pour de nombreux jazzmen.

Un musicien le long du Danube © Franpi Barriaux

Inutile de faire une liste interminable, il suffira de taper « Bartók » dans le moteur de recherche de Citizen Jazz pour s’en rendre compte. On citera volontiers Stan Getz et son Focus ou encore Ran Blake, et des centaines d’autres indirectement, sans compter les locaux, d’Andra Párniczky à Mátyás Szandai. La période récente a d’ailleurs été particulièrement riche en hommages qui montrent d’abord que les collecteurs des musiques populaires que sont Bartók et plus encore Kodály ont eu une démarche qui fait écho aux musiciens de jazz : les musiques captées, pastorales mais aussi issues des traditions klezmer ou Tziganes sont partie intégrante du vocabulaire des improvisateurs modernes. Prenons Kornél Fekete-Kovács, trompettiste, arrangeur et chef du Modern Art Orchestra qui s’est appelé au siècle dernier Budapest Jazz Orchestra : chacun de ses arrangements est une révérence à Bartók et son dernier album 15 Hungarian Peasant Songs s’intéresse directement à la relation entre les partitions du maître et leur circulation dans un grand orchestre de jazz, où l’on retrouve notamment le talentueux saxophoniste Kristóf Bacsó.

Il existe indéniablement, chez de nombreux musiciens hongrois, un lien organique, avec notamment l’usage d’instruments traditionnels, de modes spécifiques ou de répertoires anciens qui sont à prendre davantage comme une mise en avant d’un patrimoine très divers que d’un repli identitaire. Mihály Borbély est un symbole de cet attachement musical. Le saxophoniste, qui est un professeur émérite de l’Académie Ferenc Liszt, est également un joueur des multiples anches traditionnelles d’Europe Centrale. On le connaît ici pour son fougueux hommage à Kodály avec un quartet où le violoncelle est comme une passerelle entre deux langages. Un troisième courant assumé qui doit être celui du Danube... Il définit davantage le jazz hongrois contemporain que les aventures des années folles, celles du batteur Jenő « Bubi » Beamter [2] ou même du Hot Club Budapest, symboles d’un empire que deux guerres auront balayé.

S’il est un exemple de ce lustre passé, c’est peut-être dans « Gloomy Sunday », la célèbre chanson reprise par Billie Holiday, d’un spleen inhérent à Budapest. A l’origine, cette chanson (jugée « suicidaire » par de nombreuses radios occidentales) s’appelait Szomorú Vasárnap et fut composée en 1933 par Renző Seress, célèbre pianiste hongrois. Elle devint un symbole de la grande dépression américaine. Mais pour entendre des jazzmen hongrois aux Etats-Unis, il faudra attendre 1956 et la répression tristement célèbre. L’occasion pour l’Amérique de renforcer les programmes nocturnes des radios de propagande avec du jazz, mais aussi d’enregistrer clandestinement quelques artistes locaux dont certains ont ensuite rejoint l’Ouest, comme le vibraphoniste Tommy Vig [3] qui, à peine arrivé à Vienne, rencontrera Joe Zawinul.

Pour d’autres, comme le guitariste Gábor Szabó, c’est l’occasion d’arriver en Amérique avec un statut particulier, celui de la prise de guerre, fût-elle froide. Elle donnera le ton à toutes sortes de carrières expatriées dans les décennies futures. C’est ainsi qu’en France, même si l’arrivée de Yochk’o Seffer en 1957 rimera avec quelques années de galère avant qu’il ne devienne un incontournable du Paris des années 70, nous connaissons bien deux guitaristes magyars, Gábor Gadó [4] et Csaba Palotaï [5] qui gardent eux aussi un lien indéfectible avec la tradition musicale de la mère patrie.

« Qui aujourd’hui joue du jazz, demain trahira sa patrie ». La phrase n’est pas d’un cacique stalinien hongrois, mais d’Andreï Jdanov, le penseur de la politique culturelle de Staline. De fait, lorsque le rideau de fer se baisse sur l’Europe Centrale et Orientale, le jazz reste à la porte, et comme dans d’autres pays où le jazz avait fait sa place (Pologne, Yougoslavie...), il est soudainement remplacé par des programmes de valorisation des musiques folkloriques et des messages joyeux, loin des vénéneux et sombres dimanches.

On pourra gloser sur l’erreur historique du stalinisme d’avoir fermé la porte à une musique de libération et d’émancipation, de n’avoir pas compris l’importance du Soft Power que les étasuniens avaient acquis... S’il n’y avait eu que ça, ce serait véniel ! Mais en Hongrie, les choses changent durablement à compter de 1956, avec la répression sanglante du soulèvement de Budapest. De nombreux musiciens émigrent, à commencer par le prodige Attilá Zóller. On l’entendra plus tard avec George Mraz ou Martial Solal, mais sa collaboration la plus marquante se fera avec Lee Konitz. A l’écoute des arrangements de « Alone Together », sur l’album Thingin [6] sorti chez HatHut, on peut percevoir quelques atomes d’Europe Centrale semés çà et là.

Géographiquement également, la Hongrie ne pouvait pas longtemps faire les affaires des censeurs. Alors que la Yougoslavie est plus ouverte, Radio Novi Sad, qui émet de la République titiste en rupture avec Moscou depuis 1949, diffuse du jazz ; quant à Voice of America, elle ne se gêne pas pour se servir du jazz comme cheval de Troie... L’Autriche est si proche que les ondes ne font guère de cas des frontières. Le pouvoir de János Kádár se doit de réagir, et à partir de 1957, le jazz se libère d’abord dans les hôtels pour journalistes occidentaux, avec le Astoria Quartet [7] mené par le pianiste Kornél Kertész, lié au régime. Des standards bien sages avec quelques arrangements audacieux qui marquent la prédominance de la musique écrite occidentale. Celle que l’on apprend dans les prestigieux conservatoires.

Car c’est bien dans les conservatoires que l’histoire s’est faite et que la période moderne du jazz hongrois s’est construite. L’académie Ferenc Liszt est un joyau Art-Nouveau en plein cœur de Budapest, et une institution qui accueille également le conservatoire Bartók. S’il fallait ne citer que quelques noms issus de rangs de cet grande école : Ligeti, Kurtág, Vegh [8], Eötvös. C’est à l’ombre de cette institution que le jazz va s’hybrider et prendre sa forme si particulière qu’on retrouve partout derrière le mur, fait de contournement de censure et de trouvailles clandestines. Très vite, une figure s’impose comme un symbole : le pianiste Béla Szacksi Lakatos.

Lakatos entre au conservatoire à neuf ans, avec l’idée de devenir concertiste. Issu de la minorité tzigane, il va dès le début des années 60 faire partie de ces orchestres qui reprennent, dans les hôtels et les restaurants, des standards américains magyarisés qui contournaient ainsi la censure, notamment avec le batteur vétéran Gyula Kovács. Le pianiste, particulièrement fin, profite ensuite, dès les années 70, de la progressive ouverture culturelle en se produisant de chaque côté du mur, obtenant même un prix à Montreux avec le trio du contrebassiste Aladár Pege [9] véritable virtuose de la contrebasse qui se produisait encore au début du siècle. Il existe même un disque de cette prestation suisse, qui reste pour beaucoup d’Européens la découverte d’un jazz hongrois.

Dans les années suivantes, il collecte, à l’instar de ses aînés, de nombreuses mélodies du patrimoine tzigane et les insuffle dans un jazz qui creuse un sillon assez inédit, incarné par un Gipsy Band [10] talentueux. On y retrouve ses influences classiques (il joue du Mozart en concertiste), du folklore, mais aussi de nombreux idiomes du jazz. C’est par le jazz-rock que le pianiste prend la tangente. Deux groupes s’imposent. D’abord Rákfogó en 1972, un quintet avec le batteur Imre Kőszegi, le guitariste Gyula Babos, le bassiste Jackie Orszáczky et le saxophoniste Mihály Ráduly, lui aussi tzigane. Mais aussi Saturnus dans les années 80 avec Babos et Kőszegi. Partenaire régulier de nombreux musiciens américains depuis la chute du mur, c’est avec lui que Zappa jouera en 1991, comme un symbole fort de liberté. Sans ces timides incursions, mises en avant par un pouvoir dépassé, jamais n’aurait pu grandir à l’ombre une scène plus alternative, consumée par la Free Music.

S’il existe un passeur, dans ces années charnières où le jazz sort du placard et a réfléchi de manière vierge, délesté des modes et marqué par une vraie solidarité, il s’appelle György Szabados. C’est un virtuose, marqué et guidé par Bartók. Pianiste, également brillant étudiant en médecine, il se lance à corps perdu dans le jazz en 1964 sans pour autant renier sa forte culture classique et contemporaine. Découvrir « B-A-C-H Elméniék », en piano solo sur internet, puisque trouver des disques d’avant la chute du mur est une gageure, c’est découvrir une modernité, un phrasé assez inédit et d’une absolue liberté qui faisait sens et corps avec ce qui se passait de l’autre côté du rideau de fer. Ce n’est pas pour rien qu’on retrouvera en 1985 Szabados en duo avec Braxton dans un fameux Szabraxtondos resté un marqueur pour de nombreux observateurs. Plus tard, le pianiste réenregistrera avec Braxton (Triotone avec Vladimir Tarasov) ou avec Joëlle Léandre dans un magnifique voyage posthume en 2011. Mais entre deux, il fallait faire trembler la scène de la musique improvisée européenne, plus que jamais, et même organiquement déliée de la tutelle américaine.

1975 marque un tournant avec Az Esküvő (Le Mariage), un disque sorti en trio sur le label d’état Hungaroton, un des rares disques à être arrivé jusqu’à nous et à avoir été réédité. A la contrebasse, Sandor Vajdà se débat dans un ostinato de piano, pendant que le violon de Lajos Horvàth sème un peu partout des ombres de Bartók. Le reste conserve cette image : s’il y a mariage, c’est entre les avant-gardes hongroises. On entend du Cecil Taylor, mais il est largement plongé dans ce qui n’est pas - du point de vue des Hongrois - un troisième courant. Ce qui se crée avec ce disque, et tout ce qui gravite autour, c’est une effervescence. Dans les années qui suivront, Szabados créera un Contemporary Music Workshop qui ne pouvait pas mieux porter son nom. Ses compagnons des années 80 se retrouvent aussi au sein de son décisif orchestre Makuz. Ce sont Mihàly Dresch, Antal Babits, István Baló, Robert Benkő et bien sûr Istvàn Grencsó qui bénéficie de l’acculturation de nombreux musiciens américains venus courir le gig dans la guerre froide finissante, notamment à Györ. Le mur allait tomber, ses enfants faisaient chauffer les instruments.

Istvàn Grencsó [11] est un phénomène qui fait largement perdurer - loin des murs qu’il a contribué à faire tomber au même titre que tout les artistes du bloc de l’Est dans les années 80 - une certaine approche magyare du jazz et de la musique improvisée. En France, c’est en 2009, grâce à la distribution du label Budapest Music Center, que l’on a pu découvrir vraiment ce multianchiste puissant, nourri de Hemphill, Coleman, Monk, mais aussi aux racines largement plantées dans les traditions d’Europe Centrale. Si Homespun in Black And White avec Lewis Jordan au spoken word est un événement marquant, il permet surtout d’aller fouiller un peu plus loin dans la discographie. Notamment celle qui n’arrivait pas ici. C’est ainsi qu’on découvre le Kollektiva, son orchestre à géométrie, identité et forme variable (parfois Open ou Big...) qui existe depuis 1985 et draine toute la scène que Szabados a contribué à faire vivre. Peu à peu, il intègre même des petits nouveaux, issus des mêmes académies, ou nourris au Festival Mediawave de Györ dans le Nord-Ouest du pays, événement pluridisciplinaire où des musiciens comme Chris Potter ou Hamid Drake.

C’est ainsi qu’en 1997, sur le label Fonó [12], on découvre dans l’album Villa Negra le jeune contrebassiste Mátyás Szandai, aux côtés de Mihály Borbély. Installé depuis en France, Szandai est le symbole de ce renouveau que Grencsó a su impulser, en partie par la confrontation avec d’autres cultures, d’autres traditions, d’autres formes d’avant-garde. Ce fut notamment le cas, dans les années 80, avec des musiciens allemands comme Johannes Bauer ou Peter Kowald (deux improvisations en 1988), mais aussi plus récemment Rudi Mahall, et avec de nombreux Américains, plus ou moins underground. Cette pratique de l’échange avec des pairs étrangers marque durablement la tradition du jazz hongrois. C’est notamment ce qui va contribuer à le faire rayonner.

En 2014, Mihály Borbély a enregistré Hungarian Jazz Rhapsody, qui réunissait quatre grands noms de la scène magyare autour de leurs morceaux et d’autres compatriotes. On a égrené la liste des grands compositeurs hongrois. L’impression première est celle d’une tendance isolationniste. Ce serait oublier deux choses majeures : quand Kodály écrit le Psalmus Hungaricus en 1923, ce n’est pas pour exalter la fièvre nationaliste. C’est pour dénoncer les méfaits de l’amiral Horthy, futur soutien d’Hitler et modèle de l’extrême-droite actuelle. C’est surtout pour célébrer l’unité de Buda et de Pest, de l’Occident et des prémices de l’Orient à cheval sur le Danube. C’est la même démarche qui conduit Borbély à utiliser le tilinkó, le tárogató ou le supelka [13], tous ces instruments à anche double ou simple qui proviennent du folklore d’Europe centrale. C’est aussi le cas du grand Mihály Dresch, qui représente avec Grencsó la figure majeure du jazz hongrois actuel, lorsqu’il utilise le fuhun, une flûte pastorale qu’on entend dans le magnifique Sharing The Shed avec Hamid Drake. Fuhun, c’est aussi le nom d’un disque de son quartet [14] augmenté du joueur de cimbalom Miklós Lukács. Ce dernier instrument, cithare de table à cordes frappées, est appelé le piano tzigane. Bartók l’intégra à l’orchestre pour ses Danses Roumaines et Stravinski dans Les Noces. Lukács, qui a publié un remarquable Cimbalom United, a d’ailleurs enregistré un clin d’œil, Check it Out, Igor ! avec Szakcsi Lakatos.

Le nombre de musiciens du monde entier qui viennent désormais enregistrer en Hongrie (Hans Lüdemann, Dave Liebman, Joachim Kühn ou Andreas Schaerer, notamment) est la preuve que le repli n’est pas à l’ordre du jour... Sous l’impulsion notable du label Budapest Music Center, cela permet aux artistes hongrois d’échanger et de transmettre. Le mouvement est même plus ancien : de nombreux jazzmen hongrois ont tenté l’aventure dans d’autres pays. Sans reprendre l’exemple des musiciens partis aux Etats-Unis pendant la Guerre Froide, revenons sur la trajectoire de deux musiciens venus s’installer en France et dont le parcours comme la musique sont foncièrement différents : Gábor Gadó et Akosh Szelevényi. Il existe d’autres représentants de la diaspora hongroise, notamment en Allemagne, mais les ramifications de ces deux musiciens sont remarquables.

Le guitariste Gábor Gadó est né en 1957. Le son de son instrument est reconnaissable entre tous. Il est de la même génération que Grencsó, mais s’il a joué avec Lakatos ou Kalman Oláh, c’est depuis son arrivée en France en 1995 que sa carrière décolle, nonobstant Special Time, un disque enregistré en 1991 avec Elemér-Balázs à la batterie et l’étonnant chanteur Gábor Winand (il le retrouvera 14 ans plus tard dans le magnifique Opera Budapest [15]). A partir de son arrivée dans l’Hexagone, il voyage dans toute l’Europe de l’Ouest et fait des rencontres. Mais c’est à une génération française qu’il est fidèle. En 2000, il enregistre Greetings From The Angel chez BMC avec Matthieu Donarier. Dans United Kingdom se rajoutent Sébastien Boisseau et Joe Quitzke. Pour une large part, il est l’un des architectes des échanges incessants entre la Hongrie et la France, de celles qui conduiront Alban Darche à créer Stringed en 2004 avec le violoniste Balázs Bujtor, l’altiste Zsófia Winkler et Gábor Gadó pour un « Hommage à Alfred Schnittke ». Plus tard, il continuera sa carrière en se rapprochant de plus en plus de la musique contemporaine comme en témoigne Lung-Gom-Pa ou un travail régulier avec le compositeur Peter Eötvös [16]

Le saxophoniste Akosh Szelevényi (qui se fait appeler Akosh S.) a 23 ans lorsque le mur tombe, et sa carrière commence vraiment lorsqu’il arrive en France en 1986. Rien a priori ne le rattachait à la Hongrie, et il joue rapidement avec Philippe Foch, Alexandre Authelain, Joëlle Léandre et même Bertrand Cantat dans les années 90. Sonorité lourde, puissante, musculeuse, il joue également de la clarinette. Ses disques sont totalement habités par une mystique free-jazz et une force tellurique. Mais tous ses disques ont des titres hongrois, ce qui donne en France un ton cryptique au propos. C’est à l’approche du XXIe siècle, avec Elettér, qui signifie « Espace Vital », un symbole, qu’il intègre des compatriotes dans son Unit, notamment Róbert Benkő, un habitué du Grencsó Kollektiva. Au-delà de cette expérience, il enregistrera Formációk (formations) avec d’autres grands noms de la scène magyare : András Vigh à la vielle à roue, Albert Markós et surtout Szilard Mézei [17] au piano préparé, l’un des plus intéressants compositeurs de cette scène. Le tout publié sur GyörFree, un label initié par Szabados. Comme des wagons qui se rattachent.

Hungaroton, GyörFree, Fonó...De nombreux labels ont été nommés dans cet article. Pas toujours faciles à trouver ou marqués par l’histoire du pays. Mais un nom se détache sans volonté d’être hégémonique : Budapest Music Center (BMC) qui depuis la fin du XXe siècle défraie les chroniques et est synonyme de qualité et de rigueur. Ce label, installé à Budapest et lié à une salle de concert aux programmations internationales étourdissantes tant en jazz, en classique qu’en contemporain, est le meilleur témoin de la vigueur de la scène et de sa capacité à drainer des artistes étrangers. Créé en 1996 par le tromboniste et pédagogue Laszló Gőz, c’est aussi le berceau de la fondation Eötvös et la résidence des Kurtág. La maison de la musique hongroise privée et indépendante du pouvoir en place, avec moult bibliothèques, salles de concert et une chaîne Youtube qui diffuse parfois en direct...

L’aventure en disque commence en 1996 avec un disque de jazz du bassiste Péter Glaser, suivi de plusieurs enregistrements contemporains d’Eötvös. En 1998, Gőz invite le tromboniste américain vétéran Carl Fontana pour une première incursion étrangère : First Time Together. Le début d’une histoire qui compte aujourd’hui plus de 250 épisodes avec des disques incontournables : le Hungarian Be Bop d’Archie Shepp avec Mihály Dresch, La Manivelle Magyare de la Campagnie des Musiques à Ouïr [18] avec Gadó et Lakatos, Around The World du batteur Elemér Balász qui balance entre jazz et musique traditionnelle ou le Popping Bopping de Viktor Tóth. Il aura fallu 10 ans à BMC pour devenir l’une des maisons les plus respectées et les plus appréciées par les musiciens de jazz du monde entier. C’est elle qui a ouvert la voie à des labels comme Hunnia Records et continue à révéler la grande vigueur du jazz hongrois à un rythme de sorties étourdissant. Une musique à l’image de Budapest et de BMC : les deux pieds bien campés sur chaque rive du Danube, comme entre jazz et classique.

A l’ultime étape de ce tour d’horizon, il convient de dire que ce long article est bien entendu agrémenté d’une playlist. Longtemps difficile d’accès pour des raisons économiques, la musique hongroise bénéficie désormais d’une plus grande exposition, ce qui rendra la suite de l’histoire bien plus facile à écrire. Au gré des générations, la musique hongroise ne se dilue pas, elle s’agrémente en se moquant éperdument des remugles nationalistes du pouvoir en place. S’intéresser à cette scène, c’est pimenter ses oreilles. Avec du paprika, ça va de soi...

par Franpi Barriaux // Publié le 20 janvier 2019

[1Les tribus magyares sont les premières à avoir une unité de langue qui préfigure la Hongrie moderne. De fait, on parle de magyars lorsqu’on inclut les minorités linguistiques hongroises de Serbie et de Roumanie.

[2On peut l’entendre dans la fantastique collection Hungarian Jazz History parue chez Hungaroton et disponible sur la plupart des plateformes de streaming, il est devenu après-guerre star de la télévision hongroise.

[3Vibraphoniste reconnu, il a joué avec Art Pepper et... Sinatra. Il a composé pour le cinéma, et à enregistré un album passé à la postérité 1978 avec Don Ellis (tp).

[4Voir notre interview.

[5Voir notre interview.

[6Attilá Zóller (g), Lee Konitz (as), Don Friedman (p), Hatology 692.

[7Kornél Kertész (p), Péter Káldor (vib), Ernő Rahói (b), Tibor Várnai (dms), un disque est sorti chez Hungaroton.

[8violoniste virtuose, Sándor Végh est naturalisé français. Un disque majeur, Végh in his mother Tongue, est sorti récemment chez BMC.

[9Montreux Inventions : Béla Szakcsi Lakatos (p), Aladár Pege (b), Géza Lakatos (dms)+guests.

[10Introducing Béla Lakatos & The Gipsy Youth Band, World Music Network, 2006.

[11Voir notre interview.

[12Label plutôt versé dans la musique folklorique, il offre parfois de magnifiques pépites de jazz. On conseillera le beau Labirintus avec Miklós Lukács (cimb) et Mihály Dresch (s, fl, fuhun).

[13Notamment Gyere Hozzám Estére (BMC) avec Mihály Borbély (as, ss, cl, bcl, tilinkó, tárogató, supelka), Áron Tálas (p), Balázs Horváth (b), István Baló (dms).

[14Mihály Dresch (ts,ss, voc), Sándor Csoóri Jr(vla), Ernő Hock (b), István Baló (dms) + guests, Fonó, 2011.

[15Gábor Winand (voc), Matthieu Donarier (bcl, ts), Gábor Gadó (g), Airelle Besson (tp), Sébastien Boisseau (b), Joe Quitzke (dms) + guests (BMC, 2006.

[16Chef d’orchestre réputé (voir en 2005 son Sacre du Printemps de Stravinsky chez BMC), il fut adoubé par Boulez en 1978 pour l’inauguration de l’IRCAM. Sa musique est empreinte d’électronique et de jazz (écouter Paradise Reloaded (Lilith) paru chez BMC en 2016.

[17Né en Serbie dans la minorité hongroise, on peut inclure ce grand compositeur dans notre tour d’horizon. On ne pourra qu’inviter à écouter Innen chez Ayler Records.

[18Christophe Monniot, avec Moniomania et son trio Ozone, est un des pionniers français du label.