Sur la platine

Silke Eberhard, Potsa Lotsa taille large


Silke Eberhard © DR

Renommée pour son travail autour d’Eric Dolphy, la saxophoniste et compositrice Silke Eberhard, par ailleurs fabuleuse arrangeuse, nous avait parlé dans une interview récente de son travail avec le Potsa Lotsa XL. Formation née autour de l’œuvre dolphyenne, le Potsa Lotsa s’est élargi avant le COVID, passant à un tentet de combat prêt à rejoindre la fédération Grands Formats, devenue européenne. Entre bases posées et fortement enracinées dans une certaine tradition et ouverture tous azimuts, le Potsa Lotsa, comme sa cheffe allemande, s’impose comme un acteur incontournable de la scène européenne, ce que deux disques récents nous affirment.

Parfois, les labels disent beaucoup de la carrière d’une artiste et de ses formations. Alors que Silke Eberhard a, en trio, confié ses disques au label Intakt Records, les éditions de Potsa Lotsa démontrent un attachement à des labels qui se rangent entièrement dans les strates plus profondes du free et de la creative music. Après ses disques estampillés Jazzwerkstatt, c’est en vingt-quatre petits mois que Potsa Lotsa propose sa musique à deux agitateurs vertueux. D’abord à Leo Records pour le remarqué Silk Songs for Space Dogs, puis à Trouble in East Records, label berlinois à qui l’on doit notamment le beau disque de Rudi Mahall et Aki Takase, pour un très beau - bien que court - vinyle avec la joueuse coréenne de gayageum Youjin Sung.

Silke Eberhard

Présentons d’abord l’orchestre. De Silke Eberhard, nous savons déjà beaucoup : sa collaboration avec Ulrich Gumpert ou Uwe Oberg, son travail en trio et cette capacité à manier en même temps la grâce et la raucité à l’alto. Ainsi, sur Silk Songs for Space Dogs, on peut entendre avec « One for Laïka » toute la gamme de ce registre, qui s’appuie énormément sur la contrebasse de Igor Spallati et la batterie de Kay Lübke, un des proches de la saxophoniste, présent dans son trio.

Très vite, dans un morceau au format très dolphyen, le saxophone s’élance avec verve sans pour autant abandonner la dynamique de l’orchestre, avec un travail très précis et luxuriant. De la clarinette de Jürgen Kupke (Clarinet Trio) au violoncelle de Johannes Fink (Aki Takase Japanic), c’est tout un dialogue souterrain et des enluminures brillantes qui donnent à la musique de Silke Eberhard un vrai espace, bien étayé par le piano d’Antonis Anissegos, jeune pousse entendue dans les orchestres de Christian Lillinger. Qu’on ne s’y trompe pas : toute cette scène forme bien plus qu’une famille. Il y a dans un morceau comme « Ecstasy on Your Feet », avec ses atours braxtoniens, comme un vrai manifeste où le vibraphone de Taiko Saito trace de franches lignes de fuite dont se saisit le trombone de Gerhard Gschlößl, remarquable en tout point dans ce morceau.

Avec la même équipe où s’ajoute l’artiste coréenne Youjin Sung au gayageum, c’est d’abord la trompette de Nikolaus Neuser qui semble mener les débats. Non que Silke Eberhard s’efface, mais dans cette rencontre, on la sent davantage concernée par la direction d’orchestre. « Dul » en est une parfaite illustration, avec cette écriture qui intègre la harpe coréenne et la fait dialoguer finement avec les cordes et les mailloches, Fink en tête. On a le sentiment d’assister à un dialogue génératif qui s’incrémente en direct, où Sung emmène l’orchestre dans de nouvelles grammaires. Avec les soufflants, Silke Eberhard ouvre des portes fugaces à la musique contemporaine qu’Anissegos referme avec délicatesse, tout en les laissant entrebâillées. Plus loin, avec « Sed », c’est une autre dynamique qui s’enclenche, le batteur emmenant le gayageum dans un joli pas de deux où, de cordes à cordes, Sung passe le relais à la contrebasse pour jouer avec le tournoiement permanent d’un orchestre d’où s’échappe l’alto insatiable d’Eberhard. Alors qu’elle mène tout au long de l’album un travail luxueux et fluide sur sa pâte orchestrale, elle devient la mouche du coche, l’élément perturbateur qui vient, paradoxalement, donner davantage de corps au Potsa Lotsa XL. On le sait, le Potsa Lotsa de Silke Eberhard peut se décliner à l’infini, entre formation originelle et « Plus », « XL » ou bien même « Wind Quartet ». C’est le plus grand de ces avatars qui nous permet le plus sûrement de rentrer au cœur de la musique de la saxophoniste allemande.