Scènes

Tambours et palabres à Sons d’hiver 2013

Réparti entre plusieurs villes du 94 et quelques lieux parisiens, le festival Sons d’hiver 2013 s’est déroulé du 1er au 23 février.


Réparti entre plusieurs villes du 94 et quelques lieux parisiens, le festival Sons d’hiver 2013 s’est déroulé du 1er au 23 février. La programmation, comme les années précédentes, alternait Great Black Music et musique improvisée européenne, avec chaque semaine des inédits et des créations. Je suis allée à trois concerts et deux « Tambours conférences ».

Les « Tambours conférences », ce sont des rencontres avec des personnalités du jazz sur un thème donné, organisées en lien avec la programmation musicale d’Alexandre Pierrepont [1]. Ainsi, le deuxième soir, le concert du Burnt Sugar Arkestra Chamber était précédé d’une conférence avec l’un de ses directeurs, Greg Tate, et le fondateur du Center for Jazz Studies à Columbia, Robert O’Meally. Si le thème annoncé était « L’apport original de la culture afro-américaine », il a plutôt été question du cornettiste Lawrence D. « Butch » Morris, récemment disparu, qui devait jouer dans le cadre du festival. À travers l’évocation de cette figure majeure de la musique improvisée, ils ont cerné une définition de l’improvisation collective dans laquelle liberté et contrainte sont intimement liées. La « conduction », langage de direction d’orchestre inventé par Butch Morris (qui peut être comparé au sound painting), impartit à chacun un espace de liberté qu’il lui revient d’explorer pour faire bouger le son du groupe tout entier. Cette improvisation dirigée dessine la cartographie d’une invention collective qui tient compte des particularités individuelles, et dépasse la musique pour entrer dans la sphère des relations sociales et proposer une certaine vision du monde, comme l’explique Alexandre Pierrepont dans Le champ jazzistique :

« En prenant le risque de faire corps avec d’autres soi que lui, [l’improvisateur] remet en jeu plus que son individualité, il réamorce la conscience d’un être-ensemble inespéré qu’il oriente ou par lequel il se laisse porter à sa guise, dans lequel il n’en finit jamais de s’amalgamer ou de se différencier. C’est pour quoi l’improvisation collective est une délivrance et une responsabilité, une situation psychosociale où il faut savoir se montrer réceptif et déterminé, une invention définitive. » [2]

Hélas, nous n’avons pas retrouvé la poésie annoncée dans le concert du soir : les dix-huit musiciens de l’Arkestra Chamber Burnt Sugar, dirigé par Greg Tate et Vernon Reid (également à la guitare), tous plus ou moins déguisés de manière kitsch, comme tout droit sortis d’un film des années 70 (comédie musicale à la Hair par exemple), se relaient au micro pour chanter des chansons de Steely Dan et David Bowie qui, toutes - sauf la première -, tombent à plat, engluées dans leur propre mélasse de bons sentiments aux relents de Whitney Houston. Au mur, derrière eux, sont projetées des images de l’histoire afro-américaine, mais le manifeste s’arrête là. Restent l’humour et l’auto-dérision avec lesquels l’orchestre se joue des stéréotypes sur les Noirs : parodie d’hyper-sexualisation, costumes, jeux de scène. Il aurait mieux valu les écouter l’après-midi, en bande-son du film d’Oscar Michaux Body & Soul (1924), qui marque les débuts de Paul Robeson et fait partie du mouvement de la Harlem Renaissance.

On a entendu davantage de réinvention collective la semaine suivante chez les Wicked Knee de Billy Martin (le Martin de Martin, Medeski & Wood), sorte de néo-fanfare virtuose où la batterie fait face à un trombone (Curtis Fowles), un tuba (Marcus Rojas) et une trompette (Steven Bernstein — revu par hasard sur la scène de la salle Pleyel en directeur musical d’Antony and the Johnsons un mois plus tard dans le cadre d’une carte blanche à Laurie Anderson, rien que ça). Très écrite, la musique aurait mérité un espace plus vaste que celui de Jean Vilar à Arcueil, pour qu’une foule en délire puisse danser à sa guise : c’était un peu étouffé, un peu sage, un peu frustrant, tout en laissant deviner ce que ça donnerait en pleine puissance. De plus, juste avant, le trio piano-basse-batterie de Tony Hymas et des Bates Brothers avait enveloppé la salle dans l’ambiance cotonneuse du jazz bien fait mais peu excitant (le répertoire de Blue Door, sorti chez nato), à l’exception d’un morceau, extraordinaire : « The Way Back Home », où Tony Hymas prend le micro et où tout d’un coup, la scène devient une scène de blues du fin fond des Etats-Unis, grâce à la voix d’un Lou Reed qui aurait le bagout de Neil Young. Malgré tout, les Wicked Knee donnent déjà envie d’en savoir plus tant leur musique est époustouflante d’invention, d’écriture, d’énergie.

Enfin, l’objet le plus étrange de ces quatre semaines de festival est le roman graphique et sonore de Mike Ladd, Antoine Berjeaut et Raz Mesinai, Satchmokovitch Plays the Ballad of Mr. Four. Les aventures dessinées d’un espion communiste loufoque sont projetées en fond tandis que les musiciens, habillés comme dans les années 1920, jouent une musique suspendue entre rêve et réalité, où les drones des machines de Raz Mesinai parasitent constamment l’écoute, comme pour la troubler encore plus. Chapeau mou et trench coat vieilli, Mike Ladd est génial en rappeur slammeur qui, malgré une voix flottante, sait parfaitement où il va ; le trompettiste Antoine Berjeaut (Surnatural Orchestra), le vibraphoniste David Neerman (Kouyaté-Neerman), le bassiste Olivier Lété (Louis Sclavis Lost On the Way), la clarinettiste Carol Robinson et le batteur Emmanuel Scarpa (Radiation 10) habillent l’espace de manière parfois hésitante (c’est l’un des premiers concerts de la formation) mais cohérente dans ses bégaiements. En effet, la BD elle-même étant absurde, la musique l’est aussi, quelque part entre une électronique léchée et des béances, des arrêts de la mélodie, des pertes de repères. Mieux vaut ne pas essayer de les retrouver, ces repères qui changent constamment de direction. Obligée par l’histoire, c’est peut-être la voix parlée-chantée de Mike Ladd qui ferait la plus belle ancre de la bande, quoique remuée en tout sens par des courants contraires. Une belle expérience, que l’on aura plaisir à voir évoluer.

Mike Ladd, on le retrouve huit jours plus tard dans les locaux de l’université américaine Columbia à Paris, près de Montparnasse, humble et réservé face à Kidd Jordan, géant du saxophone free originaire de La Nouvelle-Orléans, dont il nous raconte l’après-Katrina, les jeunes générations, les musiciens… Autour de la table pour cette dernière « Tambour conférence », Alexandre Pierrepont, Robert O’Meally et Mike Ladd font montre d’une révérence sincère pour le vieil homme aux opinions bien tranchées mais toujours ouvertes, dont nous avons eu la chance, pendant quelques instants, d’entendre les précieux enseignements, deux jours après le concert de son quintet, deux jours avant la clôture du festival.

par Raphaëlle Tchamitchian // Publié le 25 mars 2013

[1À qui l’on doit l’excellent Champ jazzistique chez Parenthèses, et qui promeut avec le projet « The Bridge » les échanges entre musiciens français et américains.

[2Le Champ jazzistique, Editions Parenthèses, Marseille, 2002, p. 167.