Entretien

Tania Giannouli, romantique et terrienne

Entretien sans fard avec la pianiste grecque.

Tania Giannouli © photo Gerd Stiberg - Trondheim Jazzfest mai 2023

2023 est une année faste pour la pianiste Tania Giannouli. Dans Solo, son cinquième album paru sur le label Rattle, elle affirme sa personnalité, après de nombreuses collaborations : en trio avec le trompettiste Andreas Polyzogopoulos et l’oudiste Kyriakos Tapakis ; en duo avec Nik Bärtsch ; en quintet dans The Book of Lost Songs avec Maria Pia De Vito et Michele Rabbia, jusque son propre ensemble. Nous l’avons rencontrée en mai après une prestation dans le cadre du festival de Trondheim, en Norvège, pressentant que les choses s’accéléraient pour la musicienne grecque. Après une pluie d’éloges suivant la sortie du disque en Europe, elle reçoit en septembre 2023 un Greek International Women Awards, dans la catégorie art et culture. Rencontre avec une pianiste qui assume ne pas venir du jazz et garde bien les pieds sur terre.

Tania Giannouli solo © Yiannis Soulis

- Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis compositrice avant d’être pianiste. Le piano est mon instrument, mon outil. Je suis leader de mes projets musicaux, j’adore la performance scénique et je suis aussi une femme dans ce réseau musical et cette scène. Ce n’est pas un détail.

- Votre parcours - ce n’est pas banal - inclut des études agricoles. Vous êtes titulaire d’un master en agriculture et technologies de l’alimentation. Au-delà de l’idée que la musique aussi nourrit, ce parcours dit beaucoup sur la place que vous donnez à la nature, à l’espace naturel et à l’environnement dans votre art. Pouvez-vous nous en parler ?

Bien-sûr ! Obtenir ce master à l’université d’Athènes m’a demandé cinq ans de discipline car, en parallèle, je n’ai pas arrêté le piano. Il ne s’agissait pas de rester chez soi et de suivre des cours à distance. Il fallait être physiquement présente aux cours en laboratoire et sur le terrain, dans les exploitations. Si vous manquiez deux jours de cours, vous deviez repasser votre semestre ! Et quand mes cours à la fac étaient terminés, j’allais au conservatoire de musique, le soir jusqu’à 21 h. C’était comme mener une double vie, ç’a été une période intense. Parfois, je me dis que j’aurais eu plus d’opportunités si je n’avais pas consacré cinq ans aux études agricoles et environnementales.

- Alors pourquoi avoir poursuivi les deux ?

J’étais bonne élève et ma vocation a toujours été d’être musicienne, je voulais étudier la composition de musiques de films à Londres, juste après le lycée. Mais mes parents, qui ne sont pas musiciens – ils sont scientifiques et chercheurs –, ont craint que je me retrouve sans travail. La musique n’était pas une échappatoire, j’adorais étudier. Mes professeurs ont donc convaincu mes parents, pour les rassurer, que je pouvais faire des études supérieures en double cursus, ce qui me laisserait le choix, en fin de compte, si la musique ne marchait pas. À dire vrai, j’ai su dès la première année à l’université que je ne choisirais pas le monde agricole, mais je n’ai pas voulu abandonner. C’est mon caractère, je n’aime pas ne pas finir les choses. Je suis donc allée au bout du master. Aujourd’hui, je n’ai pas de regret. Mener des études scientifiques en parallèle de la musique vous donne une approche passionnante. Les facultés de résolution auxquelles la discipline scientifique expose sont pour moi, aujourd’hui, une force.

Mener des études scientifiques en parallèle de la musique vous donne une approche passionnante

- Revenons au thème environnemental dans votre musique. Quelques exemples : Forest Stories, sorti en 2012, vous présente en duo avec le compositeur expérimental Paul Chagas, ou la création 634 Minutes Inside the Volcano sur l’île volcanique de Nisyros en Grèce, en 2016. La musique est-elle un médium pour la prise de conscience de l’urgence écologique ? Votre musique porte-t-elle un message ?

J’espère, oui, que ma musique porte un message ! Même si je préfère éviter de le souligner, d’y mettre trop de mots, ma musique s’inspire en permanence de la nature ou de l’humain comme partie intégrante de la nature. Notre vie, ce petit microcosme, est parfois insignifiante quand on la ramène au phénomène de la vie en général. Au-delà des titres des œuvres ou des morceaux sur les disques, la musique raconte toujours une histoire. La narration musicale doit être forte, toucher profondément. Et j’espère aussi que ma musique est assez ouverte pour que chaque auditeur puisse s’y projeter.

Tania Giannouli © Dimitris Sakalakis

- Quel regard portez-vous sur scène jazz européenne vue depuis votre perspective, c’est à dire la Grèce, votre pays ? Vous sentez-vous appartenir au réseau jazz ?

J’ai adopté la scène jazz après avoir étudié la composition classique et contemporaine. C’est de là que je viens. Je pense que la manière dont est enseigné le jazz dans les écoles européennes et les conservatoires est restrictive. On étudie les modes, les standards et, à la longue, cela peut restreindre votre propre créativité. J’ai étudié l’improvisation et je souhaite improviser mais je ne veux pas repasser par le bebop, vous comprenez ? Ce que j’ai à dire, je veux le dire à ma manière. Quand j’entends des profs dire aux élèves « Suivez le mode lydien » ou autre, je pense : « Mais enfin, on s’en fiche ! » Je ne suis pas vraiment passée par les classes de jazz : je n’aurais pas aimé devoir intégrer et rejouer les standards. Ce n’est pas pour ça que je suis là. Je sais étudier le répertoire et je sais improviser, j’utilise l’improvisation dans ma musique, mais je n’ai pas eu à passer par le blues et le bebop. Je pense que la musique du XXIe siècle est plus free que le bebop !

Je n’aurais pas aimé devoir intégrer et rejouer les standards. Ce n’est pas pour ça que je suis là.

- Alors qui vous a vraiment influencée, quel est votre répertoire ?

Les romantiques. J’adule Bach. Et puis, il y a eu les impressionnistes quand j’étais très jeune : Ravel, Debussy, mes premières amours. Puis les contemporains lorsque j’ai commencé à étudier plus sérieusement Ligeti, Arvo Pärt, George Crumb, Krzysztof Penderecki. Tous m’ont donné cette soif démesurée de mélodies. C’est un besoin vital. Je pense que ça ne changera jamais.

- En effet, chez vous c’est la main droite qui donne la direction musicale ; on a l’impression que vous voulez remplir l’espace avec des mélodies. Il y a aussi les contrastes avec ce que vous faites sur piano préparé. Pouvez-vous nous en parler ?

C’est pour moi un autre moyen de faire entendre le son d’un piano. Ne jouer que sur les touches est, là encore, restrictif. Il faut pouvoir expérimenter, trouver des sonorités nouvelles, toujours.

- Certains de vos morceaux sont uniquement basés sur le potentiel percussif du piano. Avez-vous envisagé un jour de jouer d’un autre instrument, de percussions ?

Jamais. Du plus loin que je me souvienne. J’avais cinq ans quand j’ai choisi le piano. À l’époque nous n’habitions pas Athènes, mais quand mes parents ont déménagé dans la capitale, j’ai trouvé ma professeure. Elle a été là pour moi jusqu’à la fin de mes études, j’ai eu beaucoup de chance. Le piano a toujours été une priorité, et je n’ai donc pas voulu m’éloigner de mon enseignante. Son nom est Katerina Vournasos, c’est une de nos grandes pianistes en Grèce. En plus de la technique, je dois à cette femme cette idée que « la musique commence après la note ».

Photo Ensemble © Ilias Bourgiotis

- J’ai lu que vous présentiez votre musique comme un « langage sonore ouvert » (« open sound language »). Cependant, j’ai eu l’impression que votre concert d’aujourd’hui était, au contraire, très préparé. Quel est votre rapport à l’improvisation ? Vous considérez-vous comme une improvisatrice ?

Oui, je suis compositrice, instrumentiste et improvisatrice. En 2017, j’ai fait cet album, Rewa, que j’adore, avec le musicien maori Rob Thorne. Tout était basé sur de l’improvisation, sur une liberté totale d’expérimenter, en duo. Cependant, en concert, improviser c’est toujours prendre un risque. Quand on se lance sur scène, ça prend ou ça ne prend pas, parfois il n’y a que cinq minutes de belles choses ! J’évite ça, je veux contrôler ce que je donne. Aujourd’hui, je savais parfaitement ce qui allait se passer, au cours de cette heure et dix minutes de concert.

- L’album Solo propose une musique plus morcelée. Entre piano préparé, sons contemporains (« Demagnitude ») et un lyrisme typique de l’exercice piano solo (le titre « Prelude »), ces vingt-quatre titres sont comme des instantanés. J’ai eu l’impression qu’on peut les écouter indépendamment. Confirmez-vous ?

Je pense en effet que c’est ce qui se passe quand on sort un album : les auditeurs s’approprient la musique par morceaux. Mais pour cet album solo, je peux vous dire que ces séquences musicales ont été choisies avec soin. Elles ne sont pas présentées dans n’importe quel ordre. J’aurais aussi pu en mettre davantage, sortir un double album, mais ç’aurait été trop ! Sur scène, je joue des morceaux inédits qui ne figurent pas sur l’album. Je suis heureuse de la sélection finale que nous avons faite. Elle crée bel et bien un flux de musique pour moi, contrairement à ce que vous remarquiez !

- Parlons donc de votre collaboration avec le label néo-zélandais Rattle Records, pour ce cinquième album que vous faites paraître chez eux. Pourquoi ce label, créé en 1991 ?

Ils ont un catalogue très éclectique. Ils publient de la musique maori et traditionnelle, certes, mais ils publient aussi beaucoup de musique contemporaine et expérimentale. Or, mon langage musical est transgenre, ce qu’ils ont compris tout de suite. Quand je leur ai envoyé une démo, ils ont dit oui immédiatement et mon premier album est sorti dans la foulée en 2012. Notre relation est stable et respectueuse. En outre, ils créent de beaux objets : les albums sont comme de petits livres. Le seul hic avec un label situé en Nouvelle Zélande, c’est le coût d’acheminement et de distribution des disques et donc la visibilité en Europe. Voilà pourquoi j’ai fait fabriquer et imprimer une partie du stock à Athènes cette fois-ci. Cela avait du sens de sortir Solo, plus de dix ans après le début de ma collaboration avec Rattle, chez eux. Nous verrons de quoi l’avenir sera fait.

Être leader femme ou homme, ce n’est pas la même chose.

- Vous êtes leader dans tous vos projets. Et comme vous l’avez souligné au début de cet entretien, vous êtes une femme leader. Est-ce que les choses changent, de votre point de vue, sur la place des femmes en musique ou même en jazz ?

Oui. Soyons honnête, il y a eu et il y a des discriminations sexistes dans l’industrie musicale. Être leader femme ou homme, ce n’est pas la même chose. En tant que femme, il faut plus de temps pour prouver votre légitimité artistique que si vous êtes un homme. Ça demande plus d’efforts. J’en suis convaincue. J’en parle d’autant plus ouvertement que j’ai partagé ce point de vue et mon expérience avec des hommes, leaders. Certes, positivons, il y a du changement dans les lieux de diffusion et les festivals. Les programmateurs font plus attention à inviter davantage de femmes que, disons, il y a dix ans. Cela dit, aucune musicienne n’a envie d’être programmée pour remplir des quotas ! On doit sans doute passer par là, mais on ne devrait devoir ces changements qu’à notre travail. Venant de Grèce, je dois aussi me battre pour gagner en visibilité pour les bonnes raisons, c’est à dire la qualité de la musique : pour beaucoup, la scène sud-européenne s’arrête à l’Italie ! Espérons que cela changera.

par Anne Yven // Publié le 1er octobre 2023
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