Scènes

All Ears festival, incandescente noirceur au musée Munch

Le festival des musiques improvisées les plus free se tenait à Oslo du 13 au 15 janvier 2023


Evicshen au festival All Ears 23 - Photo © Christian Strand

All Ears se déroule dans la capitale norvégienne depuis déjà 21 ans. Il est porté chaque année par un collectif de musiciens changeant qui programme, organise, régit et parfois co-produit (personnellement) afin de pouvoir inviter des formes expérimentales, souvent inédites, voire pionnières. En Norvège, les musiciens confirmés ont déjà tendance à bannir l’idée de genre. Or, ce festival va plus loin. Chaque édition touche une autre réalité, où toutes les aventures sonores, parfois extrêmes, sont possibles.

Anja Lauvdal © Christian Strand

Ce samedi de janvier est plein de promesses. Entre légende anglaise et rumeur venue d’outre-Atlantique, c’est sous les flocons et dans le silence glacé du port que l’on glisse dans l’auditorium du musée MUNCH. Le bâtiment, sujet à controverses, est l’un des plus grands musées au monde dédié à un seul artiste. Haut de douze étages, il est investi pour une deuxième année par Anja Lauvdal, Christian Winther et Natali Abrahamsen Garner, musiciens et directeurs artistiques convaincus par une démarche simple. Du free et de la musique expérimentale au musée ?

« Notre direction artistique est claire et elle inclut bien sûr la notion de risque », m’explique Anja Lauvdal. « Ce partenariat avec MUNCH fonctionne. Nous avons trois éditions pour faire valoir nos idées et profiter de ce lieu à l’acoustique exceptionnelle que nous exploitons à fond. Les ingénieurs du son, les artistes et nous, avons conscience de cette proximité immédiate des concerts avec le monde des arts visuels et cela nous motive à créer, pour le public, une expérience totale et intense. Programmé cette année, Lasse Marhaug, qui a co-fondé le festival (avec Paal Nilssen-Love et Maja S. Ratkje, ndlr), nous y a bien aidés  ».

Nice Things Full Community, un groupe fraîchement créé, ouvre le ban. Ses membres ont en majorité une vingtaine d’années. Cette dizaine de jeunes improvisateurs a bien sûr son propre label et cultive la démocratie artistique. Difficile d’y déceler un leader, mais une dynamique se lit. Sur scène, deux arcs de cercle. À l’arrière, batterie, contrebasses et guitares font gronder le rythme et poussent le son par vagues successives vers cinq soufflants, au-devant de la scène. Parmi eux, deux noms et visages déjà connus de cette rédaction se distinguent : côté jardin, la saxophoniste Sigrid Aftret (Bêl) ; côté cour, la saxophoniste Amalie Dahl (Dafnie). La première étonne par sa capacité à tenir un bourdon impassible, insensible aux saccades et aux rugissements électriques des guitares ; la seconde parvient à glisser des solos agiles dans chaque interstice et faire preuve d’un caractère et d’un son déjà remarquables. On les tient en joue.

Evicshen © Christian Strand

Les musiciens haut en couleur font place à Evicshen, nom de scène de la californienne Victoria Shen, artiste sonore et visuelle, qui se présente vêtue de noir. La lumière ne provient ici que d’objets éclairés à la lampe torche, disposés sur une table d’alchimiste punk. La performeuse fait tourner des vinyles fluorescents et leur rotation imprime un rythme obsédant. Puis la table se soulève, déborde de la scène, pousse Evicshen dans le public, tirant à elle les fils électriques, faisant s’entrechoquer les objets, amplifiant les sons en boucle, créant peu à peu une apocalypse entre noise et musique industrielle. Chaque touche de couleur devient une lucarne, un soupirail vers l’ailleurs. Chaque geste est mesuré. La performance passe aussi par le corps. Magnétique, celui-ci se plie, se cabre, sensuel et bruyant. Il empoigne des archets et tord des cercles de cuivre qui tournoient dans l’air et s’écrasent sur le sol avec fracas. Beauté des contrastes. Shen amplifie même le geste de peigner ses cheveux, ce qui crée une déflagration et nous rappelle que ce chaos des sens, brutal, ludique et poétique, est d’origine humaine. Pour clore l’allégorie, c’est avec le claquement d’un coup de fouet, asséné dans l’air par Victoria, debout sur la table de mix, que le concert se clôt. Il fait sursauter une assistance hébétée et conquise.

Mark Wastell, Maggie Nicols, Matilda Rolfsson © Christian Strand

La suite de la programmation est tout aussi forte. Tout d’abord avec un trio composé autour d’une reine-mère de l’improvisation vocale : Maggie Nicols. À 75 ans, elle arbore un sourire de petite fille, mais cette grande dame joue, chante et danse comme un ange damné, possédé. À ses côtés, le Londonien Mark Wastell, autre grand nom, autre génération, joue des percussions qui s’immiscent parfaitement dans les méandres de la voix de tête de son aînée. Une belle leçon d’écoute et une rencontre qui laisse malheureusement un peu de côté la percussionniste Matilda Rolfsson. Ce n’est que lorsque Nicols se déploie pour une chorégraphie (de claquettes  !) que la Suédoise trouve l’espace pour s’exprimer. Sans doute est-elle plus à l’aise avec le mouvement des corps. Le trio salue et convainc à l’unanimité, porté par la grâce humaine d’une miss Maggie qui, dit-on, est encore plus gaie et énergique en coulisses !

Sorte de « super-quartet », Økse (hache) réunit deux voix européennes et deux américaines. Le groupe a été créé par la batteuse Savannah Harris et la saxophoniste Mette Rasmussen à l’occasion de leur rencontre à Saalfelden en août dernier. La rythmique est aussi tenue par le contrebassiste multicasquettes Petter Eldh, qui joue vite, tonique et de plus en plus fort. Lui et la batteuse se trouvent vite, mais Harris semble agacée par un problème de son d’ensemble. Elle martèle, dans sa bulle, un rythme syncopé. La belle surprise vient de Val Genty, qui joue sur un touchpad comme sur des vinyles, percussions et voix mêlant scansions poétiques et slogans politiques sur fond de dub, de rock steady et d’électro. Rasmussen à l’alto pousse la recherche de sons stridents et rugueux, mais après la prestation d’Evicshen et de Nicols nos oreilles, pleines d’aigus, ne suivent plus. C’est quand elle habille de notes plus basses les voix des archives sonores, qu’elle touche juste. Laissons le temps au quartet de se développer.

Pour la cinquième proposition de la soirée, Lasse Marhaug se place au centre de l’auditorium et invite le public à encercler ses platines. Tout le monde est plongé dans un noir bleuté sépulcral que seule transperce une douche blanche glacée venue d’une lune artificielle. La proposition sera froide, guerrière, totale. Les fans s’agglutinent au plus près de la table où tournent les platines. Une baguette frappe mécaniquement le manche d’une guitare électrique.

Lasse Marhaug © Christian Strand

Les sons s’accumulent à un niveau sonore dantesque. Imperturbable, Marhaug s’amuse à disposer et accumuler des gobelets en carton sur ses platines tout au long du set. Habile métaphore : le pickup, suivant ces sillons concentriques, garde sa trajectoire malgré l’inlassable accumulation de déchets. La musique ici concrète amplifie chaque accroc, les tympans ne sont pas épargnés, ni les cages thoraciques qui vibrent. Le parrain donne la sentence sans rappel et quitte la scène sans un mot, tel un zombie laissant crier les enceintes.

À sa suite, Elin Már Øyen Vister, de son nom de scène Dj Sunshine, joue dans un espace en trois dimensions, projetant des images de paysages parfois désolés, mais toujours baignés de soleil. Étrange soundscaping. On sent une désolation poindre dans ces clichés, mais la DJ norvégienne invite à danser pour ouvrir l’espace mental et apporter une légèreté bienvenue après une soirée dense dont la noirceur n’a été éclairée qu’à coups de torches et d’explosions sonores. Une sensation d’urgence totalement assumée par les programmateurs, branchés bien plus sur l’époque et les questions politiques qu’elle génère que sur toute vague artistique à la mode.

Stina Stjern et Elina Waage Mikalsen © Christian Strand

Le dimanche, sans surprise, propose deux concerts immersifs à écouter lové dans les transats et poufs mis à la disposition d’un public plus familial. C’est la prestation d’un duo féminin que l’on retient. La rencontre de Stina Stjern et de Elina Waage Mikalsen. Face à face sur scène, elles manipulent des cassettes, base d’un collage sonore pour la première, et frotte à l’archet des arcs tendus en diagonales sur une table de mixage pour la seconde, jusqu’à se faire se fondre et confondre les sons. Toute la salle est plongée dans une lumière pourpre euphorisante qui ensorcelle et envoûte jusqu’à l’hypnose. Il n’y a plus qu’à fermer les yeux pour décoller en douceur.

Le festival, créé en 2002 pour toutes les oreilles, semble ancré dans le paysage d’une ville qui n’en finit plus de changer de visage. Bénéficiant désormais du soutien du Kulturrådet (conseil pour les arts et la culture), du FFUK (fondation à but non lucratif pour les artistes), de la ville d’Oslo et du Norsk Jazz Forum (organisation nationale de promotion des musiques jazz), All Ears atteint non seulement l’équilibre budgétaire attendu, mais a aussi réussi à se distinguer au cœur de l’institution tout en gardant intacte une résistance artistique nécessaire. Une flamme vitale au cœur de l’hiver. Comme si le Cri d’Edvard Munch résonnait encore.