Scènes

Trondheim Jazzfest, le renouveau d’est en ouest

Compte rendu des deux premiers jours du festival de Trondheim en Norvège.


21st Century Quintet © Arne hauge

Trondheim Jazzfest 2023 est un millésime. Le festival a été créé en 1980 sous le nom de JazzMazz par trois passionnés, mais n’est devenu annuel et n’a adopté son nom et statut actuels qu’en 1998. Voilà pourquoi, les 10 et 11 mai, nous inaugurions sa 35e édition. Il est mené énergiquement par son directeur, Ernst Wiggo Sandbakk, qui est en outre batteur et professeur de musique à la NTNU, université de sciences et de technologies, indissociable du festival. Trondheim est une ville capitale pour la vitalité du jazz. Elle nous a gratifiés cette année, en plus d’un temps estival bienvenu, de temps forts qui ont fait la part belle à la scène norvégienne virtuose et aux nouveaux talents venus de l’Est de l’Europe.

Erling Aksdal Ntnu Jazzensemble © Arne Hauge

En préambule, il faut savoir que la plupart des actuels ou futurs musiciens de jazz de Norvège sont passés par la formation du conservatoire de Trøndelag, institution nationale à vocation internationale fondée en 1979 sous le nom de Jazzlinja, aujourd’hui rattachée à NTNU, la nouvelle université des sciences. La liste récente des musiciennes et musiciens honorés du titre d’« ambassadeur » inclut les saxophonistes Hanna Paulsberg en 2015 et Mette Rasmussen en 2019, la compositrice et pianiste Anja Lauvdal en 2020, bien connues dans nos colonnes. En conséquence, un nombre important d’étudiants et de jeunes musiciens gonfle chaque année les rangs des spectateurs. Il va sans dire que, pour assurer son avenir, le festival ne peut se passer d’eux.

Le premier jour de concerts propose d’ailleurs, à l’heure où les étudiants ont terminé leur cours, en préambule d’une soirée d’inauguration qui rassemblera tous les publics dans le grand auditorium de la ville, une cérémonie estampillée NTNU.

Dans le club Dokkhuset, sur les anciens docks marchands reconvertis en zone de promenade, le pianiste Petter Dalane est nommé ambassadeur 2023. Une centaine d’étudiants se sont pressés pour l’applaudir. S’ensuit une performance touchante d’Erling Aksdal et NTNU Jazzensemble. Là aussi, hommage et passage de flambeau marquent le concert puisque Aksdal, directeur artistique de l’orchestre depuis 1990, y officialise son départ. Il rejoue un répertoire composé en 1980 pour les 20 ans du festival de jazz de Molde, entouré d’une quinzaine de musiciens qui n’étaient pas nés à l’époque. Se distingue une section de cuivres et d’anches pleine d’enthousiasme et d’humour, où l’on remarque le formidable Emil Bø au trombone qui entame, avec Hermann Hestbek au tuba, un dialogue malicieux, ou la percussionniste Inga Mei Steinbru, qui irradie aux congas d’une énergie naïve et communicative. Le bonheur de jouer et de transmettre.

La soirée inaugurale officielle du festival est confiée à un trésor de la musique folk et jazz norvégienne, Stian Carstensen. Symbole de générosité, il excelle à l’accordéon, au banjo, à la guitare, à la flûte et est sorti diplômé du conservatoire de Trondheim, il y a 30 ans, raison de plus de souligner l’événement. Ce soir, il est accompagné des 80 musiciens de l’Orchestre Symphonique de Trondheim (TSO) dirigé par Peter Szilvay.

Stian Carstensen et l’Orchestre Symphonique de Trondheim © Arne Hauge

Carstensen n’en est pas à sa première collaboration avec des orchestres et a déjà joué avec le TSO, mais l’histoire récente fait attendre ce concert. Fou de folk, de musique européenne et de musiques des Balkans, de Bulgarie où il a vécu, c’est un musicien prolifique mais sa discographie est sporadique, car il traverse des périodes de sévères dépressions. Il s’échappe un jour d’un institut psychiatrique pour enregistrer l’album Musical Sanatorium, paru en 2021. Il a fallu attendre la fin de la pandémie de COVID pour donner son ampleur scénique à ce projet conçu comme une cavalcade grandiose vers la joie procurée par la musique. On y trouve de grands écarts harmoniques entre ouest et est. La promesse de ce soir est grande. Le risque aussi.

C’est avec la batterie du titre « Musette Epithalamus » que s’ouvre le concert. Carstensen rejoint le centre de la scène en jouant de la cornemuse, mais le rythme manque de tonicité. Le soliste doit s’adapter aux quatre-vingts musiciens, non l’inverse. Les compositions, qui empruntent à Ligeti, aux folklores norvégien et balkanique, subissent un redressement, une simplification paradoxale, pour que cet immense ensemble harmonique trouve sa respiration.

Quand le soliste s’empare de l’accordéon, la magie opère. Il peut exprimer toute sa fougue. Entre les morceaux, s’enchaînent les anecdotes. Neuf cents personnes hilares l’écoutent évoquer l’accordéon de sa grand-mère, rendre un hommage valsé à l’Angleterre et inventer un nouvel hymne national, repris en chœur. On assiste même à la naissance d’un duo comique avec le chef d’orchestre. Puis, le maître de cérémonie nous offre un somptueux « Lascia Ch’io Pianga » l’aria d’Haendel jouée à la pedal steel guitar. Les larmes perlent et une ovation méritée salue la performance.

Sveinar Hoff © Gerd Stiberg

La seconde journée propose deux solos au Centre d’Art contemporain K-U-K. C’est d’abord le batteur Sveinar Hoff qui prend place derrière ses fûts, au milieu de l’exposition en cours. Cela a du sens. La frappe de Hoff, dont le patronyme veut dire « cour (de tribunal) », est martiale, parfois brutale. La métrique et le tempo qu’il impose viennent du rock progressif. On pense à King Crimson, toujours pour la cour. Les déflagrations se superposent et se heurtent à l’acoustique complexe, réverbérante, du lieu. Le côté tribal du jeu est renforcé par les œuvres exposées. Tipi de papier, toile d’araignée en cordes se déploient et le son se prend dans leurs lianes. L’expérience, bien qu’un peu brève, ravit Ernst Wiggo Sandbakk dont le batteur fut l’élève. Ici encore, bonheur de jouer et de transmettre.

Après une pause, le public réinvestit le même espace pour la performance piano solo de Tania Giannouli, étoile montante de la scène européenne, venue de Grèce, scène trop peu représentée. L’acoustique, tout sauf sèche, du lieu aurait pu nuire au son du piano placé sous un plafond doté de vitres (!), mais la pianiste au toucher liquide décide, par un jeu de vagues mezzo forte, d’en tirer parti.

Tania Giannoulli © Gerd Stiberg

Pour ce concert, il faut fermer les yeux, faire abstraction du béton et des pièces exposées et s’imaginer dans un vaste auditorium. La musique coule, comme si elle voulait tout recouvrir. Contrairement à un Craig Taborn, qui fait progresser la musique par syncopes, la ponctuation est menée par les flots de la main droite. L’harmonie l’emporte et les sourires illuminent les visages. Le concert est généreux, ce sont les mots que tous évoqueront à la sortie, car Giannouli nous gratifie aussi de pièces mystérieuses, plus contemporaines que minimalistes, jouée sur piano préparé dont les cordes se parent alors d’objets. Si l’on garde les yeux fermés, c’est à l’intérieur du ventre de Moby Dick que l’on finit le voyage, rassasiés ou avalés, en tout cas grisés. Un des grands moments du festival par une artiste que l’on retrouvera bientôt en interview.

Le soir, on descend à Trykkeriet Scene, jazz club étroit, parfait pour la musique de deux groupes présentés dans le cadre du focus sur la jeune scène européenne. Le trio Oft Robin venu de Bulgarie – ce pays aura brillé en ce début de festival – réunit Viktor Benev (vibraphones électroniques), Evden Dimitrov (basse électrique) et Martin Hafizi (batterie) et remporte l’adhésion d’un public amateur de fusion jazz, qui en redemande. Il y a peu de temps morts. Les trois Bulgares, ne tenant pas en place, font monter un peu plus la température. L’été est là, comme un mirage après un hiver interminable.

On termine la soirée sur un nuage fictif avec 21st Century Quintet, dont les membres sont originaires de Lettonie, Lituanie et d’Arménie. Ils le revendiquent en mêlant sans aucun heurt les musiques folk de leurs différentes contrées. C’est sur la scène de Vilnius qu’ils se sont formés et ont trouvé la formule.

21st Century Quintet Trykkeriet © Arne Hauge

Aux saxophones, le sémillant Davit Avetisyan, particulièrement remarquable au soprano, emprunte soli et mélodies aux danses arméniennes de mariages et rassemblements populaires. Il est poussé par Andrius Savčenko au piano, qui s’amuse comme s’il détenait les clés de la salle où flotte une ambiance de cabaret post-prohibition, tandis qu’une rythmique binaire, rock et métal, est assénée par Danielius Skeivelas (guitare électrique) et Vainius Indriūnas (basse). Ce mélange pourrait être fragile sans le batteur Mihail Novikov. On espère vite revoir ce jeune homme qui peut littéralement tout jouer. Derrière ses cymbales, il brille délicatement en unissant toutes les patries. Sa frappe est agile et douce ; volubile, elle sait aussi s’arrêter à temps ou à contretemps pour donner un charme unique à la musique. Le roi des ghost notes, ce soir, a 20 ans et un bel avenir. Le directeur artistique du festival, Ernst Wiggo Sandbakk, lui-même batteur, n’a pu passer à côté de cette perle.

En quittant la salle, je tombe nez à nez avec le jeune Mihail qui me dit être désolé de ne pouvoir rejoindre ses camarades et les groupes du jour à la jam qui clôt la soirée du festival, car il s’envole le lendemain très tôt pour les États-Unis. Les portes du continent berceau du jazz lui sont ouvertes. Je croise les autres membres du quintet le lendemain à l’aéroport. Un périple de douze heures les attend pour rejoindre Vilnius, mais leurs yeux brillent de la joie partagée et reçue lors du concert de la veille.

Ainsi va la vie des festivals, dont la mission est de faire se rencontrer les cultures et les histoires des peuples du monde pour quelques heures magiques où la musique devient le plus évident des langages. Malgré quelques choix de programmation étonnamment tapageurs (Squarepusher, Dirty Loops), mais qui font cependant le plein auprès d’un public amateur de pop et d’electro, je quitte le festival sûre que ce lancement présage une belle édition. Finalement, ce sont quasiment 7000 spectateurs qui auront vécu ce 35e Jazzfest, dont un autre point fort aura été la journée du samedi dédiée aux familles, toujours sous le soleil. Après trois années plombées par la COVID, on ne peut rien souhaiter de plus à Trondheim que d’encourager la relève scandinave et européenne. Surtout lorsqu’elle semble aussi active et prometteuse que ce que ces deux jours nous ont donné à voir.