Chronique

Un Drame Musical Instantané

L’Homme à la caméra / La Glace à trois faces

Label / Distribution : Klang Galerie

C’est un sacré événement auquel nous convie le label autrichien Klang. Spécialisé dans la réédition des disques « pionniers » des musiques électroniques et fureteuses, c’est à eux qu’on doit déjà le retour dans nos oreilles le Rendez-Vous de Jean-Jacques Birgé avec Hélène Sage [1]. On retrouve d’ailleurs les deux dans ce disque à double entrée : le premier, parce qu’il est membre d’Un Drame Musical Instantané (UDMI), et la seconde en tant qu’invitée, parmi la foultitude d’artistes présents au Théâtre Dejazet, ce 14 mars 1984, alors que UDMI captait la bande-son de L’Homme à la caméra de Dziga Vertov, tourné en 1929. La musique jouée par quinze musiciens est intuitive et très complexe parfois, tout en gardant une inclination pour l’immédiateté. On pense à Lumpy Gravy de Zappa, notamment dans l’échange entre le hautbois de Magali Viallefond et le basson de Youenn Le Berre ou la clarinette basse d’Hélène Sage.

On sait Birgé et ses amis Francis Gorgé et Bernard Vitet très influencés par le cinéma, et le choix de ce film de Vertov n’est pas anodin. Véritable mise en abyme, film du film, cette œuvre expérimentale sans ligne conductrice offre à UDMI l’occasion d’inventer. « Premier Rendez-Vous : Cérémonie » célèbre ainsi le sens de la narration du trio très augmenté et la liberté dont jouissait Francis Gorgé à la guitare. Comme Vertov dans son film, il y a une sensation de foisonnement extrêmement pensé pour invoquer cette diversité qui fait société, où comment narrer sans cadre. On y entend du chant, du théâtre en action (« Cosinus »), et des élans musicaux très sophistiqués, notamment avec le concours de Didier Petit au violoncelle. L’Homme à la caméra voulait faire du cinématographe en rupture avec la littérature et la comédie. UDMI nous prouve que l’image est intimement liée à la musique. Et même, qu’elles s’entre-nourrissent avidement.

La suite du disque garde peu ou prou le même visage en ce qui concerne les musiciens mais le ton change du tout au tout. Plus classique dans sa forme, La Glace à trois faces de Jean Epstein (1927), tiré d’une nouvelle de Paul Morand est un film davantage tourné vers le drame et les ressorts psychologiques. Enregistré à Corbeil-Essonnes en 1983, ce ciné-concert est totalement inédit. Il permet de goûter à la plasticité de UDMI. Le film, facilement trouvable sur le net, permet de voir à quel point la musique se conçoit en même temps que l’image. Dans ce marivaudage tragique, Birgé au piano fait des merveilles (« Le Malheur ») et un quintet à cordes prend une place centrale, non sans s’inspirer des souvenirs lointains des partitions en vogue dans le muet pour mieux les distordre et les réinventer. A commencer par le jazz de guingois de « Bohème » où le tuba de Philippe Legris et la clarinette basse de Denis Colin rendent coup pour coup à la trompette de Vitet. Un disque indispensable à tous les amoureux du cinéma, et à ceux qui aiment les musiques furieusement inclassables.

par Franpi Barriaux // Publié le 26 avril 2020
P.-S. :

Bernard Vitet (flh, tp, reeds, dir), Francis Gorgé (g, b, dir), Jean-Jacques Birgé (p, tb, hp, keyb, elec, fx, fl, voc, dir), Philippe Legris (tu), Magali Viallefond (oboe, eh,voc), Jean Querlier (oboe, eh, as, keyb), Youenn Le Berre (ts, bsoon, fl), Denis Colin (bcl), Patrice Petitdidier (fh), Hélène Sage (fl, ts, bcl, voc), Bruno Barré, Bruno Girard (vln), Nathalie Baudoin (vla), Didier Petit (cello, voc), Hélène Bass, Marie-Noëlle Sabatelli (cello), Gérard Siracusa, Jacques Marugg (perc, objets, mar), Geneviève Cabannes (b, key, voc)

[1et aussi quelques disques des Residents, mais c’est une autre histoire…