Un Poco Loco
Feelin’ Pretty
Fidel Fourneyron (tb), Geoffroy Gesser (ts, cl), Sébastien Beliah (b)
Label / Distribution : Umlaut Records
Les Sharks contre les Jets. Le rapport de force dramatique entre romances et batailles, le pic émotionnel et populaire de l’œuvre de Bernstein qui a fait entrer la pop culture dans les années 60 a toujours beaucoup inspiré les jazzmen. Comment pourrait-il en être autrement ? Des robes à volants d’Anita qui piétinent avec grâce la ségrégation raciale jusqu’aux charges syncopées qui irriguent les duels chorégraphiés au bal du gymnase, West Side Story est une référence universelle. De Liebman à Brubeck en passant par Oscar Peterson, ils sont nombreux à avoir utilisé l’œuvre de Bernstein et les couleurs du film de Robert Wise pour témoigner d’un monde et de son implacable dialectique. Avec Un Poco Loco, l’approche est nécessairement différente, de par la composition de l’orchestre. On s’éloigne de l’effet de masse et de la puissance des cuivres et de la souplesse de la cymbale, ici souvent remplacée par les slaps et le souffle d’un saxophone ténor (« Prologue »). C’est toujours l’histoire d’amour impossible de Maria et Tony, mais elle est essentialisée. Déconstruite, même, lorsqu’on écoute « I Feel Pretty ». L’hymne pimpant où la clarinette de Geoffroy Gesser comme le trombone de Fidel Fourneyron suggèrent, dans la ritournelle, le tragique à venir.
Le trio auquel s’ajoute le contrebassiste Sébastien Beliah, pensionnaire comme ses collègues de l’Umlaut Big Band habitué des visites du patrimoine, n’en est pas à son coup d’essai en matière d’approche abstraite des standards. On se souvient qu’avec Un Poco Loco, le premier album, ils s’étaient approprié Gillespie ou Mulligan pour en faire un terrain de jeu instable et empli de surprises. Avec Feelin’ Pretty, il en va rigoureusement de même. La démarche de Bernstein est rudoyée et façonnée par l’improvisation, mais jamais travestie ou caricaturée. « Something is Comin’ », chant d’espoir et de passion, est le théâtre d’une opposition tranchée entre anche et coulisse, arbitré par la contrebasse de Beliah, sèche et solide. Idem quand les musiciens intègrent des éléments personnels à la partition. Ainsi, « Chewin’ », impressionnant solo de Fourneyron qui rappellera son High Fidelity, est une forme de réflexion intérieure qui permet de juger du talent et de l’implication du tromboniste. Il précède « Toux » création originale en forme de véritable exutoire collectif face à la tension ambiante, où les deux soufflants se lancent dans une course-poursuite pour fuir les gifles de l’archet. La contrebasse, symbole de l’autorité dépassée de l’Officer Krupke ?
Feelin’ Pretty est un exercice de style court et nerveux qui souligne à merveille le côté frondeur et élégant de ces musiciens. On perçoit une jubilation certaine à s’approprier « America » dans un tutti chaloupé qui se décale lorsque le morceau avance. Cette danse est assimilable à des calques superposés que l’on ferait glisser en douceur : elle est d’abord pleine et entière, voire un peu bravache. Puis, à mesure que Fourneyron et Gesser jouent d’agilité et d’évitement, c’est un relief, un écho maintenu par une contrebasse impeccable. Les images du quartier populaire de New York deviennent soudain cubistes, d’autant plus qu’elles sont concentrées dans un format très court, semblable à des miniatures. Un hommage aux comédies musicales qui vaut tous les LaLaLand du monde. Libres et sans corset, débarrassées de tout cliché, les bandes rivales ont enfin brisé leurs chaînes.