Eskelin / Weber / Griener
Sensations of Tone
Ellery Eskelin (ts), Christian Weber (b), Michael Griener (dms)
Label / Distribution : Intakt Records
Encore un trio supplémentaire pour Ellery Eskelin. On le songerait presque collectionneur de bases rythmiques ou de gardes rapprochées pour son timbre si personnel au ténor. Mais ce n’est pas une quête obsessionnelle chez le New-yorkais. C’est simplement, nous l’avions observé, une manière de documenter une filiation et de se situer dans le continuum de nos musiques, entre ce jazz des premiers temps qu’il révère autant que ses présents camarades - le batteur allemand Michael Griener et le contrebassiste suisse Christian Weber - et une improvisation totale que « Orchard and Broom » illustre immédiatement. La combinaison d’une frappe essentiellement métallique et d’une contrebasse qui sonde à l’archet tout une gamme de frottements tisse un tapis extrêmement dense que le ténor ourle de petites phrases rapides, toujours à la limite du déséquilibre. Né à Zürich pour une série de concerts, c’est à New-York que l’orchestre a enregistré pour Intakt Records. Deux piliers d’un pont transatlantique qui les musiciens franchissent à l’envi.
Avec Sensations of Tones, Eskelin renoue avec un type de trio différent de ce qu’il nous a donné à voir ces dernières années. Exit, l’électricité de Versace sur les trios New-York ou Willisau. Éloignées, les atmosphères fiévreuses créées avec Jozef Dumoulin ou Susan Alcorn. Avec Weber et Griener, il revient finalement à une articulation charnelle proche de Forms, avec Drew Gress et Phil Haynes. Une approche où le groove de l’entre-deux-guerres est au carrefour de la rencontre avec ses nouveaux compagnons. « Shreveport Stomp » de Jelly Roll Morton, qui flamboie entre les improvisations, en témoigne. Le jeu très naturel de Weber, qu’on a pu entendre avec Michael Wintsch ou Michael Wollny, tient une ligne vive et colorée ; à ses côtés Griener, membre de l’orchestre Lacy Pool est pétulant et inattendu ; il y a une évidente jubilation à jouer ces swings intemporels qui se répercutent dans les improvisations collectives. Ainsi, « China Boy » permet à Eskelin de développer un jeu plus tranchant qui ruisselle directement de l’ambiance suffocante dont est nimbée « Cornelia Street », le morceau qui précède.
Comme souvent, les œuvres d’Eskelin ont une architecture pesée jusque dans ses moindres détails. Alors que Forms offrait un travail dont « Fleurette Africaine » était la pierre précieuse sertie au cœur de l’imprévision, Sensations of Tones s’engage dans l’alternance. La succession de titres originaux et patrimoniaux pourrait créer une forme de dissociation, ou du moins d’opposition crue. Il n’en est rien. C’est une mise en perspective plutôt qu’un biais qui apparaît, telle une ombre qui se découpe et projette sur le mur une autre forme. La nervosité de « Ditmas Avenue », à la fois perpétuation et transition entre « China Boy » et « Moten Swing » le révèle idéalement. Ce sont les pizzicati de Weber, emplis d’une rugosité sans fureur, qui en sont le trait d’union. Voici les Sensations of Tones du titre, hommage à un ouvrage de musicologie de référence sur la perception des sons : dans un contexte traditionnel ou au contraire avant-gardiste, une tonalité similaire peut être saisie diversement. C’est la grande réussite de cet album que de penser cet antagonisme et de le sublimer impeccablement.