Faubus en Europe
Les fables de Mingus voyagent sur le vieux continent.
Orval Faubus (1959) : John T. Bledsoe - Domaine Public
S’il est, parmi la somme des morceaux écrits par Charles Mingus qui auront marqué l’histoire du jazz, un titre foncièrement marquant, c’est bien « Fables of Faubus ». Pour son histoire particulière de protest song goguenarde d’abord, mais aussi parce qu’en regard de ses voisins de l’album Mingus Ah Um de 1959, c’est un standard qui a connu peu de réinterprétations, à l’inverse de « Goodbye Pork Pie Hat » ou « Self Portrait in Three Colors » ; voyage à travers quatre reprises du thème par des musiciens européens. Car, sans surprise, cette charge brutale contre les suprémacistes blancs reste assez discrète aux États-Unis.
Il faut dire que le morceau a débuté sa vie par une censure, et que c’est ce caviardage qui est le plus connu. Lorsque, à l’enregistrement de Mingus Ah Um, le contrebassiste débarque avec des paroles acides et libératrices à l’encontre du gouverneur de l’Arkansas Orval Faubus (« Name the one who’s ridiculous Dannie/ Governor Faubus/Why is he so sick and ridiculous ?/He won’t permit integrated school) [1], Columbia prend peur et n’autorise pas les paroles sur le disque, rendant la ritournelle à une rudesse sans mode d’emploi. Elle garde bien sûr son aspect franc, direct, et même sans connaître l’histoire et les paroles, une farouche ironie avec Jimmie Knepper au trombone et Dannie Richmond à la batterie [2]. Mais il faudra attendre 1961 pour entendre le texte sur Charlie Mingus Presents Charlie Mingus chez Candid. « Original Faubus Fables » retrouve toute sa puissance politique avec un nouvel orchestre sans trombone [3] mais à la rage intacte.
Il y avait pourtant à dire sur Orval Faubus, qui est l’un des symboles de l’oppression des Africains-Américains aux États-Unis. Gouverneur d’un état sudiste coincé dans la tenaille Texas/Louisiane/Mississippi, il est resté célèbre pour avoir préféré fermer des écoles pendant des mois plutôt que de laisser les enfants noirs y pénétrer. Parmi les images fortes de la lutte des droits civiques, il y a bien évidemment ces images de gamins noirs escortés par la Garde Nationale en 1957. La révolte de Mingus en est bien plus forte et directe, et l’enfant de Watts a toujours fait de ce morceau un exutoire, une rage qui explosait sur scène et devenait vite une catharsis (écouter à cet effet trois versions très différentes et de près d’une demi-heure du morceau sur Cornell 1964, Mingus at Carnegie Hall, jouée droit devant, et récemment redécouverte dans At Bremen 1964 & 1975). C’est dans ce contexte que de nombreux musiciens se sont saisis de cette dynamite, à commencer par le très politique multianchiste italien Daniele Seppe avec Hamid Drake pour son Destination Zappa, marquant ainsi l’importance de « Fables of Faubus » pour toute la contre-culture étasunienne, dont Zappa se nourrira forcément dans son « Trouble Everyday » et son combat contre les télé-évangélistes racistes.
Willem Breuker Kollektief - Fidget (BV Haast Records, 2007)
Voir le Willem Breuker Kollektief (WBK) reprendre ce standard de Mingus n’est guère étonnant. On sait que l’orchestre néerlandais a toujours été fasciné par la parole politique et l’aspect fédérateur des hymnes de lutte. Ce qui rend l’enregistrement de « Fables of Faubus » particulier, c’est qu’il se trouve sur Fidget, le dernier album du WBK du vivant de Willem Breuker, paru en 2007, et que ce « Fables of Faubus » (où Breuker ne joue pas) est techniquement le dernier morceau enregistré par l’orchestre en février 2007 à Haarlem ; on y retrouve la basse d’Arjen Gorter, plus ronde que celle de Mingus, mais surtout une formidable dynamique d’orchestre, qui laisse peu de place aux solistes, même si Andy Bruce au trombone se souvient du rôle décisif de Knepper dans la genèse du morceau. Ce n’est pas forcément la meilleure facette du WBK (« Fables of Faubus » aurait pu avoir sa place dans Misery ou Hunger !), mais le morceau de Mingus avait naturellement sa place dans ce répertoire fanfaron.
Chris Biscoe - Profiles of Mingus (Trio Records, 2010)
On aurait pu songer que la lecture de Mingus par le saxophoniste britannique Chris Biscoe serait, elle aussi, très fanfaronne. Proche collaborateur de Mike Westbrook (dont on s’étonne qu’il n’ait jamais tâté de ce morceau dans l’un de ses disques), Biscoe fait paraître en 2010 Profiles of Mingus, un des disques qu’il met en vente sur BandCamp contre les violences intrafamiliales. Surprise : même si les cuivres ont une large place sur « Fables of Faubus Take 3 » qui ouvre l’album, c’est à une version très courte, à l’os, à laquelle nous faisons face. C’est le trompettiste Henry Lowther qui mène un train que deux batteries encadrent : celle du fidèle Stu Butterfield et celle de Paul Clarvis. Dans cette version des « Fables of Faubus » réalisé par un amoureux transi de Mingus, la musique du contrebassiste se frotte à une vision colemanienne ; une direction, nous le verrons, qui est loin d’être isolée.
Roberto Ottaviano Six Mobiles - Portrait in Six Colors (Splas(H) Records, 1988)
Une des lectures les plus riches, et a priori iconoclaste, reste celle du remarquable Six Mobiles de l’Italien Roberto Ottaviano, dans l’album paru en 1988 autour de la musique de Mingus, Portrait in Six Colors, avec autant de soufflants. Pas de contrebasse, pas de batterie, alors que la base rythmique Mingus et Richmond pourrait sembler incontournable. C’est sans compter sur le magnifique travail de Fiorenzo Gualandris au tuba et Sandro Cerino à la clarinette basse pour faire évoluer un morceau dans une esthétique qui fleure bon le Third Stream, notamment avec le recours au hautbois de Mario Arcari. Malgré un travail d’arrangement qui continue à mettre le trombone au centre (remarquable Luca Bonvini), et un travail du contrepoint qui doit tout autant à la musique écrite occidentale qu’aux musiques de films de Nino Rota, « Fables of Faubus » conserve son côté brutal et volontairement rustaud qui convenait tant à Charles Mingus. L’anathème contre Orval Faubus garde toute sa puissance dans un album qui, presque 35 ans après sa sortie, reste l’un des hommages les plus vibrants à Mingus.
Uwe Oberg - Work (HatHut Records, 2016)
Autre ambiance avec le Work d’Uwe Oberg sorti chez HatHut, et pourtant un même désir de déconstruction. « Une approche à la fois cubiste et foisonnante de détails », comme nous l’écrivions en 2016 à l’occasion de la chronique de l’album. L’approche soliste au piano de « Fables of Faubus » n’est pas nouvelle : on se souvient que Jaki Byard l’avait joliment agrémenté de « Peggy’s Blue Skylight » dans Sunshine of my Soul paru en 2007. Mais ici, le choix du « WRU » d’Ornette Coleman est fort pertinent. On peut noter également une version très personnelle de Ran Blake sur The Blue Potato And Other Outrages enregistré en 1969, où le silence a une grande place. Oberg travaille la partition de Mingus comme un sculpteur écorne du métal incandescent, en la mâtinant du « WRU » comme un alliage. Il en résulte un morceau tendu, volontairement agressif dans les basses profondes qui cultivent les racines révoltées auxquelles puise le morceau.
La main gauche d’Oberg est puissante, volontaire, résolue à en découdre, aux aguets. Un arc prêt à décocher sa flèche, qui gagne soudainement en souplesse tout en restant sur son qui-vive. Oberg est proche de sa compatriote, la saxophoniste et spécialiste de Dolphy Silke Eberhard. Son « Faubus » à elle est plus goguenard et dolphyen. A eux deux, ils dessinent un portrait très fidèle du contrebassiste. Ce que ces fables du sinistre Orval Faubus ont toujours incarné, au demeurant.