Scènes

Du Jazz à la Tamperoise

Retour sur la 40e édition du Tampere Jazz Happening.


New Brazilian Funk © Maarit Kytöharju

Voici 40 ans que le jazz s’invite à Tampere. Quarante ans que cette ville finlandaise accueille des musicien.ne.s des quatre coins du monde et se transforme en spot touristique pour les professionnel.le.s et amoureux.ses de jazz.

Autoproclamée capitale mondiale du sauna, Tampere est une sorte de Manchester à la finlandaise. Coincée entre deux lacs, cette ancienne ville industrielle est devenue un centre intellectuel et culturel important. Les anciennes usines en briques rouges ont été transformées en librairies, médiathèques, salles de concert et autres lieux culturels accueillant tout au long de l’année de nombreux événements dont le Tampere Jazz Happening. 


Tampere Jazz Happening : le nom est idéal pour un festival qui célèbre la vitalité du jazz et dont l’imprévisibilité des performances musicales et des rencontres lui confère un charme si singulier.
Le festival se déroule dans trois lieux adjacents à la place Tullikamarin Aukio (Chambre des Douanes) : Telakka, Klubi et Pakkahuone. Chacun de ces lieux est, à sa manière, représentatif d’une certaine tradition performative du jazz.

Linda Fredriksson Juniper © Maarit Kytöharju

Le Telakka (ou Kultturitalo Telakka) est une brasserie qui accueille très fréquemment des concerts. Cet ancien chantier naval aux allures de taverne est constitué de deux étages. Bas de plafond, poutres apparentes, il y fait très sombre. Les murs sont faits de briques rouges et le bar de bois foncé. La lumière est tamisée, les tables carrées sont recouvertes de nappes à carreaux sur lesquelles sont disposées des bougies et des fleurs, procurant ainsi au lieu une ambiance romantico-conviviale. Face à l’entrée se trouve sur la droite une scène délimitée par des cordes de pêche. Le public est généralement assis, accoudé aux tables, écoutant bien sagement la musique se faire. Le reste des spectateurs est debout, souvent accoudé au bar, parfois adossé aux quelques poutres qui soutiennent la charpente du bâtiment. La proximité entre les auditeurs et les musiciens ajoute à ce lieu quelque chose d’assez intéressant. La performance y est une prise de risque. C’est du quitte ou double. Si le public est pris par la musique, alors le silence règne ou les applaudissements et les cris rythment la performance. S’il n’est pas convaincu, la musique devient le fond sonore des commandes du bar et des conversations. Les applaudissements ne sont alors que des remerciements courtois, voire charitables.

Le Klubi est le club branché de la ville. C’est le lieu où tous les jeunes se retrouvent le samedi soir pour danser. Si vous connaissez le New Morning, alors vous avez déjà une petite idée de ce à quoi ressemble le Klubi. Une scène surélevée, un bar, quelques tables en fond de salle et un public majoritairement debout, agglutiné devant la scène ou sur des marches. La musique est plus forte que dans les autres lieux, et de moins bonne qualité. La programmation est plus dansante, et l’ambiance est généralement plus festive ou plutôt moins timide. En particulier à partir d’une heure du matin où la danse se transforme en démembrement frénétique.

Le Pakkahuone est la classique salle de concert avec parterre et gradins assis, typique des grands festivals de jazz. Marciac a la sienne, Nice a la sienne, New York a la sienne alors forcément, Tampere l’a aussi. Il y a quelque chose d’assez intimidant dans ce type de salle. Peut-être à cause du volume ? Je ne sais pas, mais je ne m’y sens jamais à l’aise. Située dans un ancien entrepôt de marchandise, la salle est divisée en quatre espaces : une scène immense prise entre deux écrans géants, un parterre composé de chaises en métal donnant à l’espace un côté austère et froid que la seule chaleur d’un concert de jazz ne saurait réchauffer ; puis deux gradins séparés par un couloir donnant accès à un espace-bar où il est possible de siroter son verre et murmurer quelques gourmandises à l’oreille de son rencard tout en profitant de la musique. Une salle qui rend parfois le concert ennuyeux, car elle peut entraver le lien entre la musique et le public astreint à une chaise dont il n’ose généralement pas bouger.

Répartis sur 4 jours, 25 concerts de jazz - au sens plus ou moins large du terme - sont programmés dans ces trois lieux.
Comme le veut la tradition, l’ouverture du festival se fait au Klubi avec un focus consacré cette années à la scène belge. C’est l’enivrante polyinstrumentiste Esinam qui ouvre le bal avec ses loops aux sonorités afrofuturistes. Puis c’est au tour de la musique endiablée d’Echoes of Zoo avec ses mélodies saturées et son saxophoniste fou. La soirée se termine avec la nonchalance lancinante du groupe Dans Dans.

Linda Fredriksson © Maarit Kytöharju

Le second jour commence par la remise du Yrjö Award - équivalent des Victoires du jazz - à Mikko Hassinen.
Après un court concert du batteur, c’est Linda Fredriksson Juniper qui fait son entrée sur la scène du Pakkahuone. La·e saxophoniste est rapidement devenu.e l’un.e des figures majeures de la scène jazzistique finlandaise. Habitué.e du TJH en tant que membre de Mopo, iel vient cette fois avec son propre groupe interpréter ses compositions. Accompagné.e de Tuomo Prättälä, Mikael Saastamoinen et Olavi Louhivuori, iel monte timidement sur scène vêtu.e d’un costume rose et le cou habillé d’un saxophone baryton. Loin d’être à son aise devant un micro, c’est une tout autre personne lorsqu’iel se met à jouer. Les morceaux sont très composés avec une structure rythmique assez répétitive. Les quelques moments d’improvisation sont explosifs et bien emmenés. La·e saxophoniste nous fait découvrir son univers musical coloré et détonnant.

A Telakka je découvre le Tomi Nikku Quintet. Il s’agit du premier groupe que dirige le trompettiste Tomi Nikku. Les musiciens interprètent un jazz moderne assez prévisible avec des compositions aux mélodies assez classiques. Du swing à la silhouette volatile et de très bons solos (mention particulière pour le vibraphoniste Ilkka Uksila). 
Puis c’est le groupe Dub Vallila qui prend la suite. Une musique jazzy aux rythmiques jamaïcaines qui, après tant de turbulences sonores, adoucit les tympans, fait fléchir les genoux et bouger la poitrine de gauche à droite. Les nombreux solos sont vivement applaudis par un public plus qu’enchanté. Ma soirée se finit au Klubi, avec le concert d’Habib Koité. En quelques secondes seulement, les musiciens font danser le public qui s’invite même sur scène pour bouger parmi les musiciens. Le son du danssa-doso malien ne laisse personne indifférent !

Troisième jour, les habitudes sont prises. Le réveil se fait avant que le portable ne sonne. Petit déjeuner pris, travail fait et en route pour un sauna situé au bord d’un lac. Un paysage à couper le souffle qui me fait subitement réaliser que je me trouve bien loin de ma culture créole.
Après ce début de journée de détente, place à un débat sur la difficulté d’être une femme dans l’industrie musicale.
Puis le festival reprend avec les New Brazilian Funk, un groupe au nom trompeur. Brésilien ? Oui, par certaines sections rythmiques et l’origine de certains musiciens et instruments. Funk ?... Non, pas de funk. Par contre du New, ça… c’était un feu d’artifice de nouvelles sonorités. Entre le scat frénétique de Negro Leo, les duels entre batterie et cuica et les solos de saxophone criard de Frode Gjerstad, le public ne savait plus où donner de l’oreille. Une performance plus qu’expérimentale qui aura au moins eu la faculté de déclencher de nombreux fous-rires incontrôlés.
Après un bref workshop sur les questions de genre, le festival reprend avec le trio de Sylvie Courvoisier. La complicité entre les trois musiciens est assez incroyable. Une performance entre légèreté, profondeur et puissance. À travers l’interprétation de compositions très personnelles, la musicienne se laisse aller à des improvisations explosives mais dirigées. Entre virtuosité et fantaisie, la pianiste nous a promenés dans un univers sonore dont elle seule connaît le secret.

Majid Bekkas © Maarit Kytöharju

S’ensuit le fantastique concert de Magic Spirit Quartet dirigé par Majid Bekkas. Ce musicien est un véritable magicien. Avec son nouveau quartet, il rassemble les continents, les nationalités nordiques et les musiques. Avec son oud arabe, son guembri, sa voix entêtante et ses pas de danse, il captive le public qui se laisse aller à quelques cris d’encouragement et de satisfaction. Les musiciens qui l’accompagnent semblent tout aussi enivrés par le musicien. Tous subjugués par son sens du rythme et son imprévisibilité. Le batteur Stefan Pasborg doit rivaliser d’inventivité lorsque Bekkas se rapproche de lui pour le provoquer en duel en pinçant ses cordes avec un sourire mutin. Groan Kaijfeš est d’une réactivité sans pareille. Entre sa trompette et ses djembés, il guette sans cesse la moindre opportunité de se laisser aller à un solo. Les yeux fermés et les sourcils froncés, ses improvisations ouvrent la structure très traditionnelle des morceaux vers quelque chose de plus moderne. Le pianiste Jesper Nordenström est plus timide et se laisse aller à quelques envolées lyriques lorsque Bekkas l’y encourage. Bien que fixé à sa chaise, le public n’a pas pu s’empêcher de remuer sur les polyrythmies arabes et gnawas. Une savoureuse performance.

Au Pakkahuole se tient le concert de la saxophoniste alto Lakecia Benjamin. Depuis la sortie de son album « Pursuances : The Coltranes » je trépignais d’impatience de pouvoir l’entendre sur scène. Accompagnée par le soulful pianiste de gospel Taber Gable, le mélodieux batteur E.J.Strickland et le discret contrebassiste Ivan Taylor, la musicienne a embrasé la scène. Elle débarque, saxophone en bouche, vêtue d’une tenue digne d’un Miles Davis : pantalon doré, veste blanche, lunettes carrées et bijoux au bling discret. Une présence scénique démentielle et une attitude à la Dave Chappelle. La musicienne fait rire, crier, parler, applaudir et le public en redemande.

Lakecia Benjamin © Maarit Kytöharju

Tout au long de sa performance, elle se joue des standards comme elle se joue du public. Les morceaux sont rythmés au fil de son souffle, qu’il soit propulsé dans le bec de son instrument ou expulsé par des cris provenant d’un surplus d’émotion. Une saxophoniste de talent, pleine d’énergie et dans un rare partage de son savoir, ses inspirations, ses aspirations, ses peines et sa vision du monde. Des morceaux qui swinguent, groovent, funkent, jazzent… qui vivent ! De la musique vivante, voilà ce que fait Lakecia Benjamin. Sensible et touchante, elle termine son concert par une reprise d’Amazing Grace en duo avec Taber Gable. Les yeux sont rivés sur elle, pas un bruit dans la salle. Le concert se conclut par une ovation de plusieurs minutes.

C’est avec un pincement au cœur que je me rends au Pakkahuone pour le dernier jour de ce fantastique festival. Les concerts débutent avec un piano solo d’Alexander Hawkins. La finesse de son doigté, son sens du rythme et la justesse de sa retenue nous offrent une performance captivante.
Puis c’est Shalosh et Daniel Zamir qui prennent le relais. Shalosh est un trio d’origine israélienne. À l’occasion de ce concert, il invite le célèbre saxophoniste et chanteur Daniel Zamir. Il s’agit d’une formation assez inédite puisque les musiciens n’ont que très rarement joué ensemble en live. Entre jazz, fusion, rock et musique klezmer, les quatre musiciens ont offert une performance assez atypique. Zamir finit même par descendre de scène afin de grimper sur une chaise au beau milieu d’un public finlandais complètement décontenancé.
Puis c’est au tour des têtes d’affiche, ceux que l’on ne présente plus : John Scofield et Dave Holland. Entre célèbres compositions et standards, les deux hommes étaient dans leur élément. John Scofield nous a offert des solos absolument fabuleux, laissant le public coi. Holland n’est pas sorti des sentiers battus.
Le festival se termine quelques heures plus tard au Telakka par le concert du groupe belge De Beren Gieren. Le trio électro-acoustique fraye ses chemins entre différents univers musicaux qui mènent vers des paysages sonores assez unique. Une performance pendant laquelle les musiciens ont pu montrer l’étendue de leur talent.

De ces quelques jours en Finlande je ne retiens pas le froid, mais la chaleur de l’accueil qui m’a été réservé et la découverte d’une scène jazz finlandaise florissante. Le Tampere Jazz Happening est une expérience musicale très singulière. Mélangeant avec justesse et cohérence différents univers et sonorités jazz, la programmation audacieuse est d’une rare diversité. C’est avant tout un lieu de partage et de rencontre, qu’elles soient musicales, professionnelles ou amicales. Toutes les générations s‘y croisent à la recherche d’un peu de musique à se mettre sous l’oreille et tout le monde en repart les tympans comblés.