Sur la platine

Alpaka & les vestiges du Yass

Le jeune label de Gdańsk explore une musique dont les rhizomes sont purement polonais.


Label jeune et très marqué par le développement des musiques improvisées, jazz et d’art & essai sur tout le territoire polonais, nous suivons Alpaka depuis déjà plusieurs années. À l’occasion de sorties récentes, le label au petit lama met en valeur deux tendances lourdes du label, la trompette en symbole musical de la Pologne avec notamment Emil Miszk, et l’électronique née de toutes les hybridations possibles de l’autre côté du rideau de fer. Tour d’horizon rapide d’un label ouvert aux surprises.

Avec Filip Żółtowski, c’est une certaine esthétique jazz-rock qui est convoquée. En quartet, le trompettiste, également préposé au Moog, propose une synthèse colorée de ces hybridations, avec une subtilité plus intéressante que la trop simple fusion. La musique de BiBi est irisée, pleine de couleurs et, disons-le, profondément psychédélique : le saxophone de Szymon Zawodny est traité, passé dans toutes sortes de filtres qui évoquent un son parfois froid, qui s’immisce dans la chaleur des synthétiseurs de Wojtek Wojda. On sait que le jazz-rock a pris un part importante dans l’esthétique du jazz polonais, mais l’approche très électronique fait également penser au Yass [1] des années 90, à cette couleur nourrie de la cold wave qui nourrit aussi le discours de Filip Żółtowski. Un morceau comme « Foursome », aux claviers prédominants, avec le ronronnement du Moog qui vient réchauffer le jeu traînant de Wojda, est l’occasion d’apprécier la batterie orageuse de Mikołaj Stańko, un nom-totem dans toute la Pologne, qui clôt le carré d’un orchestre généreux.

On pense s’échapper un peu du jazz avec In Three Colors, le très court album live de l’orchestre Nene Heroine ; il est vrai que le rap liminaire - en polonais - de Jan Tymoteusz sur « Mamut » nous éloigne de l’atmosphère de Filip Żółtowski tout en rendant un tribut lointain au Yass. Avec Nene Heroine, on est dans une atmosphère que ne renieraient pas Carton Records, ou encore COAX. Il y a dans le trio rock, sans doute affublé de surnoms anglo-saxons, une énergie et une envie de faire danser qui raconte l’histoire des musiques aux confins des genres dans le creuset de Gdańsk et de la Tricité [2] dans son ensemble. Avec « Beze Mnie », on découvre même, dans le chant de l’invitée Kazia Lins, une certaine langueur qui convoque une pop hérissée de saxophone et très mélancolique.

C’est dans une atmosphère plus quiète mais tout aussi synthétique et psychotrope que nous retrouvons le trompettiste Emil Miszk dans son duo avec le batteur et électronicien Sławek Koryzno. Les deux patrons du label présentent pour la quatrième fois Bled, qu’on peut percevoir comme l’épicentre, la grammaire intime du label Alpaka. « Mare Tranquillitatis » ouvre l’album dans une immobilité de façade où plane une liberté intangible dans un sifflement aérien qui flotte au dessus d’une nappe de synthétiseur.

La musique de Terra Incognita évoque les voyages stellaires et les planètes désolées avant que la trompette ne décide de créer l’atmosphère dans « Wanderer ». Il est chaleureux, voire caniculaire lorsque Koryzno passe à la batterie pour une musique nourrie à la fois de jazz et de rock, sans chercher à entrer dans aucun carcan. « Turbulent » est la parfaite synthèse de ces couleurs cherchées par Bled, la batterie soudain plus agressive proposant une marche impitoyable que la trompette acidifie. Bled se nourrit de nombreuses esthétiques pour proposer un son unique, le son d’Alpaka que l’on retrouve également dans les Cornet Sessions, plus intimiste encore.