Entretien

Anja Lauvdal, tous les refrains du monde

Rencontre avec la pianiste et claviériste norvégienne qui joue sur tous les registres.

Anja Lauvdal © Gérard Boisnel

Anja Lauvdal n’est pas une inconnue ni une artiste émergente. Elle assure depuis plus d’une dizaine d’années la partie harmonique de nombreux projets collectifs, quel qu’en soit le genre musical. Aussi à l’aise sur un piano que sur des claviers, orgues ou même clavecins, la musicienne est aussi une femme citoyenne, engagée, ainsi qu’une compositrice et improvisatrice à l’affût.
Ces derniers mois, en plus de sa participation à plusieurs orchestres norvégiens, elle présente trois disques, en trio avec Moskus, en duo avec Joakim Heibø et en presque solo (avec Laurel Halo à la production).

Anja Lauvdal © Gérard Boisnel

Souvent, on présente un.e pianiste en précisant qu’il ou elle joue également d’autres claviers. Mais dans le cas d’Anja Lauvdal, il faut souligner sa parfaite capacité à jouer de nombreux instruments à claviers en maîtrisant tout ce qui semble similaire mais qui est, au fond, si différent. Même si de loin, pour un.e profane, rien de ressemble plus à un piano qu’un clavecin ou un orgue Hammond, pour les musicien.ne.s qui les jouent, ce sont des mondes différents. Et lorsqu’Anja Lauvdal est aux claviers électroniques dans le grand ensemble de Kim Myhr ou dans le Skarbø Skulekorps, ses improvisations diffèrent de la musique qu’elle invente au sein du trio Moskus. Toute son approche musicale est dans cette lignée : plusieurs instruments, plusieurs sonorités… une belle cosmogonie qui prône l’abolition des genres en musique.
Ces dernières années, la musicienne, en plus du trio Moskus, a participé aux disques du batteur Skarbø Skulekorps, de la saxophoniste Signe Emmeluth, du guitariste Kim Myrh (et en tournée), de la chanteuse pop Selma French, du violoniste Erlend Apneseth, du groupe indie-pop Broen. On la retrouve sur scène également avec une partie de ces groupes, au sein du Trondheim Orchestra ou dans divers groupes lors de festivals. Très demandée, très disponible musicalement, elle distille ses propositions toujours personnelles, mais toujours différentes, comme la lumière à travers un kaléidoscope, inventant mille refrains pour une même chanson.

Anja Lauvdal © Alicia Gardès / Météo Festival

- Vous jouez à la fois du piano et des claviers. Dans une interview récente, Craig Taborn a déclaré : « Le clavier d’un piano établit une connexion avec le mécanisme de l’instrument. Avec les claviers électromécaniques, il y a toujours un élément de cette connexion, mais il est transformé en électricité. Et avec les autres synthétiseurs, c’est juste un interrupteur ». Que pensez-vous de cela ? Comment gérez-vous les nombreux claviers que vous utilisez ?

Oui, c’est quelque chose à quoi j’ai beaucoup réfléchi. Quand j’étais étudiante à Trondheim, il n’y avait pas beaucoup de salles de concert, et peu d’entre elles avaient un piano. J’ai essayé beaucoup de synthétiseurs et de trucs électroniques et j’ai trouvé l’imitation du piano un peu bizarre, il manquait quelque chose au son copié. Peut-être est-ce dû à la fois à la mécanique, à l’électricité et aussi au fait que les sons ne se heurtent pas les uns aux autres et que peu de choses inattendues se produisent, contrairement à ce qui se passe avec les instruments acoustiques.
Je me suis retrouvée avec un Wurlitzer que j’ai acheté sur eBay à un type appelé Preacher, qui l’avait trouvé dans son grenier et le vendait pour financer sa congrégation. Je n’avais pas assez d’argent, alors nous avons conclu un accord selon lequel il me l’envoyait d’abord, et je le payais par tranches au cours de l’automne ! J’adore ce Wurlitzer. C’est une mécanique de piano : des marteaux en bois qui frappent une tige de métal (et non une corde comme dans le piano). C’est électrique, mais aussi mécanique et le son est doux et dur à la fois.

Après ce premier dilemme acoustique/électrique, j’ai commencé à traiter les synthétiseurs comme des synthétiseurs et non comme un remplacement du piano. Je traite donc les sons électroniques comme une sorte de chambre à surprises. J’aime qu’ils aient tous des qualités et des formes d’onde différentes ; le son voyage différemment dans chacun d’eux et j’aime apprendre à les connaître. Je ne suis pas quelqu’un de très technique, donc j’ai besoin de beaucoup de temps et j’expérimente pour trouver ma propre voie avec les synthétiseurs.
Je n’aime pas tellement regarder les tutoriels sur YouTube, alors par exemple, quand j’ai eu l’OP-1, je suis allé voir mon ami Cuckoo (qui fait aussi des tutoriels) et je lui ai demandé de jammer avec moi et de m’apprendre en même temps à m’en servir !

Anja Lauvdal © Maarit Kytöharju / Tampere Jazz Happening

Aujourd’hui, quand je joue en solo, j’utilise principalement un orgue-valise portable qui a été restauré pour moi par Arjen Stolk, ainsi qu’un piano droit et deux synthétiseurs OP-1 avec de nombreux échantillons que j’ai réalisés : moi-même en train d’improviser, ou des flûtes ou des kits de batterie fragmentés que j’ai collectés au fil des ans… Et aussi deux OTO Machines. J’aime les différentes associations dans le temps que donnent les instruments : la vieille histoire du piano et de l’orgue avec les possibilités de séquençage de l’OP-1 qui sonnent vraiment comme « aujourd’hui ».
J’aime aussi le Korg MS10, l’un des premiers synthétiseurs que j’ai eu, au son lourd et magnifique. Le Yamaha DX100 a aussi un son superbe.

J’aime la spontanéité, être consciente de l’espace et me mettre dans des situations qui me guident vers l’exploration de nouveaux territoires


- Vous jouez dans différents domaines musicaux, comme la pop, le jazz, l’expérimental, l’impro, le hip-hop etc… Est-ce un tropisme norvégien ou est-ce parce que vous êtes curieuse et ouverte d’esprit ?

Je viens de lire un livre de Kim Gordon où elle a interviewé la batteuse Yoshimi P-We (OOIOO, Boredoms). Elle dit d’elle-même qu’elle est le genre de personne qui ne voit pas les genres. Je pense que beaucoup de musicien.ne.s sont comme ça, moi y compris. C’est tout simplement naturel de jouer, d’explorer et d’être curieux. Je pense aussi qu’Oslo et la Norvège ont réussi à construire quelque chose de cool quand on parle de cette cécité aux genres : la communauté de la musique improvisée est grande pour la taille du pays et c’est une scène vivante et ludique.

Je me sens très à l’aise dans le jeu libre, que ce soit seule ou avec d’autres, c’est ma base. J’aime la spontanéité, être consciente de l’espace et me mettre dans des situations qui me guident vers l’exploration de nouveaux territoires musicaux. Et comme je m’intéresse au son et à la formation des sons au piano, alors l’exploration des échantillonneurs, des field-recordings et des synthétiseurs en est le prolongement naturel.

- Quel est votre rôle dans ces différents projets : Kim Myhr Sympathetic Magic, Jenny Hval, Selma French, Spacemusic Ensemble ?

J’improvise principalement ! Sauf peut-être avec Kim, qui a écrit beaucoup de musique spécifiquement pour les personnes de son groupe. C’est plus écrit, mais peut-être que ça va se développer dans les prochaines années.

- Moskus est votre principal groupe de jazz/impro (et probablement le plus célèbre en France) et il est toujours en tournée après plus de 10 années d’existence. Quelle histoire racontez-vous avec ce trio ?

Notre dernier album, Papirfuglen, est intéressant à raconter : nous sommes allés en studio avec un plan très précis, des chansons et tout, et puis finalement nous n’avons rien enregistré de tout ça. La musique a juste pris une direction complètement différente. Toute l’instrumentation du disque (le clavecin, les synthétiseurs, la guimbarde, la mandoline, le piano droit, l’orgue, etc) est arrivée comme ça, par évidence. Le nom Papirfuglen (oiseau de papier) est tiré d’un film d’horreur norvégien de la réalisatrice Anja Breien et aussi d’un titre de chanson d’Arne Nordheim. La musique est basée sur les humeurs et l’équilibre des frictions. Tout ça en essayant toujours de « couper à l’os ». Beaucoup de journalistes ont décrit la musique comme « naïve », ce que je trouve amusant, parce que pour moi c’est une musique très sincère. Elle est ludique, sans aucun doute, mais très engagée dans son jeu.

Moskus © Matija Puzar / Oslo Jazz

- Avec Skrap (duo avec Heida Mobeck) vous avez présenté un programme avec le Trondheim Orch : Antropocen. Comment avez-vous travaillé, composé et choisi les musiciens ?

Heida et moi, nous collaborons très étroitement depuis près de dix ans, canalisant notre créativité dans des projets différents à chaque fois. Cela nous a beaucoup appris ! Et l’une et l’autre avons des approches différentes de la musique - elle vient d’un milieu artistique et relie beaucoup les images et la musique. Elle a un esprit créatif dément et quand je l’entends jouer du tuba, je me sens toujours chez moi. Antropocen était un grand défi pour nous à l’époque, et nous avons adoré ça, ça ne nous faisait pas peur. Nous étions très audacieuses ensemble. Il s’agissait de partir d’une idée et de voir où elle nous mènerait, de la faire rebondir dans toutes sortes de directions, puis quelque chose de complètement différent attirait soudain notre attention et nous changions de direction. Très axé sur l’action et le plaisir !

- Vous avez une longue et forte relation musicale avec le batteur Hans Hulbækmo (dans Skadedyr, Moskus, Kim Myhr, Broen), pouvez-vous en parler ?

C’est vrai, nous avons en quelque sorte grandi côte à côte en tant que musicien.ne.s tout au long de notre relation, reflétant les choix musicaux de l’autre, avec des discussions animées. Cela n’a pas toujours été facile, haha ! Mais je l’aime beaucoup - en tant que personne et en tant que musicien. Il peut être très inspirant, toujours à l’affût de nouvelles musiques et partageant ses excitations. Il est extrêmement engagé dans la musique, mais aussi dans ses autres activités, la randonnée et le vélo. Il peut être obsédé par un enregistrement que nous avons fait il y a 8 ans - par exemple -, le redécouvrir soudainement et en parler comme si c’était la première fois qu’il entendait de la musique, presque. Nous partageons un amour pour les paysages sonores ou les instruments bizarres et inattendus, pour les motifs qui ne s’additionnent pas exactement, pour la sensation d’ébauche des choses et pour le fait d’être dans un processus de croissance musicale.

- Mais c’est avec le batteur Joakim Heibø que vous enregistrez le récent All My Clothes (AJF). Quelle est l’histoire de cet enregistrement en duo ?

Oui ! J’ai l’impression que Joakim a été le premier batteur avec lequel je me suis vraiment connectée musicalement, à part mon frère Vegard qui est aussi batteur. C’était donc un album important pour moi, que j’avais envie de faire depuis longtemps.
C’est quelqu’un de solitaire, il ne fait que ce qu’il veut : il a fallu beaucoup de temps pour y arriver. Nous avons fréquenté la même école pendant un an, au nord de Trondheim et nous avons beaucoup joué, écouté de la musique et parlé de tout ça. Je pense que c’est un batteur de jazz fantastique. Avec une force et un jeu aérien en même temps, il est super intuitif et imprévisible mais son jeu coule très bien.
Lorsque nous avons enregistré l’album, cela faisait quelques années que nous ne nous étions vus que sporadiquement ; il jouait de la musique plus orientée rock avec Årabrot et Moe, mais ensuite il a arrêté pour aller pêcher des crabes des neiges à Barentshavet. Il était donc en pause à la maison ; moi, j’étais enceinte de 4 mois à l’époque : j’étais dans un état d’esprit très ouvert et émotionnel, je pense. Nous avons enregistré avec notre ami Magnus dans son studio à l’extérieur d’Oslo et nous sommes restés là pendant deux nuits. Lorsque nous avons commencé à jouer, c’était comme quand on retrouve un vieil ami qu’on n’a pas vu depuis longtemps, nous nous sommes lancés dans la conversation comme si on s’était vus la veille alors que dix ans avaient passé.

Anja Lauvdal & Trondheim Jazz Orchestra © Toril Bakke / Oslo Jazz

- Vous êtes également impliquée dans la sortie de Frijazz mot rasisme. De quoi s’agit-il ?

Frijazz mot rasisme (Free Jazz contre le racisme) a été une grande affaire ici en Norvège : Jens Borge, un musicien de Stavanger, a décidé de se montrer partout où une organisation anti-musulmane allait manifester, et il invitait des musiciens à improviser free pour couvrir leurs discours. La musique était bien sûr plus forte que les haut-parleurs anti-musulmans.
Joakim Haugland, fondateur de Smalltown Supersound, m’a demandé de réaliser une compilation de cette musique , dont il ne connaissait pas vraiment l’existence. J’ai donc demandé à Tine, qui est une excellente organisatrice de concerts et qui travaille avec la communauté free et Femme Brutal depuis de nombreuses années, de se joindre à moi. Nous avons demandé à de nombreux acteurs de la scène improvisée norvégienne s’ils avaient des inédits ou des enregistrements en direct à présenter, et nous avons reçu tellement de bonne musique que nous avons dû en couper plus de la moitié. J’ai donc créé une compilation à partir de cela.

J’avais vraiment besoin d’un changement ou d’un ralentissement quand la pandémie a frappé, je travaillais trop


- From a Story Now Lost est votre premier album solo, avec vos propres compositions. Qu’est-ce que cela vous fait d’être compositrice ? Cela valait-il la peine d’attendre si longtemps ?

Pendant longtemps, je ne ressentais pas le besoin de jouer en solo : j’étais très portée sur les collaborations et le travail au sein des différentes orchestres. Mais ces dernières années, j’ai tourné et joué avec beaucoup de musiques différentes et vers 2020, j’étais épuisée. Je ne me sentais plus vraiment connectée à la musique à ce moment-là, j’étais juste fatiguée.
J’avais vraiment besoin d’un changement ou d’un ralentissement quand la pandémie a frappé : je travaillais trop, comme beaucoup de gens apparemment.

J’ai donc profité de la période de pandémie pour sortir. Avec mon compagnon Christian, nous sommes allés passer un moment chez mes parents à Flekkefjord, et nous y sommes restés. J’ai enregistré des choses et le fait d’être toute seule dans une pièce m’a paru soudainement très libérateur. Nous avons vendu notre appartement à Oslo et acheté un terrain à l’extérieur de la capitale où nous construisons actuellement une petite maison ; nous avons eu une fille. L’album est donc né de tous ces grands changements dans ma vie.

Anja Lauvdal © Matija Puzar / Oslo Jazz

Laurel Halo a produit l’album, et travailler avec elle était génial. Elle est très sensible, elle m’a écouté, elle a écouté la musique et a posé des questions. Je lui ai envoyé des pistes et elle a enregistré des mélodies et d’autres éléments sonores ; elle m’a retourné le matériel, j’ai improvisé par-dessus et je m’en suis à nouveau inspirée, et le paysage sonore et la forme ont émergé lentement. Nous avons récemment donné un concert ensemble à Ultima/Bylarm à Oslo, où nous nous sommes rencontrées pour la première fois après avoir fait le disque ensemble !
Je joue le solo sur scène et je le ferai davantage l’année prochaine. Je joue sur un piano droit, un piano à queue et des synthétiseurs et j’improvise en me basant sur le cadre du disque solo ! C’est très amusant.

- Ce solo est dédié à Agathe Backer Grøndahl, une pianiste norvégienne méconnue. Quel genre de déclaration cela signifie-t-il pour vous ?

Certains morceaux m’ont été inspirés par Agathe Backer Grøndahl, une pianiste classique et compositrice norvégienne de la seconde moitié du XIXe siècle. Grøndahl était une superstar à son époque et comme beaucoup de compositrices, elle n’est pas beaucoup jouée aujourd’hui par rapport à ses amis masculins. Lorsque j’ai commencé à me plonger dans son œuvre, je suis devenu un peu obsédée. Ce n’est pas que j’aimais toute sa musique, mais son style était plutôt sommaire et brut et je n’avais jamais rien entendu de tel.

- Mettre Agathe Backer Grøndahl en avant, c’est politique. C’est une démarche féministe. C’est le même genre de démarche que Frijazz mot rasisme. Êtes-vous politique dans votre vie personnelle et artistique ?

Oui, bien sûr, je suis concernée par la société, par tout ce qui se passe. Mais se concentrer sur Agathe relève du domaine personnel autant que politique : c’est une musique et une histoire de vie qui m’a touchée. J’aime lire et j’aime apprendre, donc je suppose que ça fait partie de ça. Et j’aime aussi le changement et il y a beaucoup de changements importants qui se produisent en ce moment : je suis très heureuse d’en faire partie.

- Quels sont vos prochains projets (concerts et enregistrements) ?

En janvier, j’ai le All Ears Festival à Munch avec Christian Winther et Natali Abrahamsen. Et je ferai quelques concerts en solo l’année prochaine, certains avec Kim Myhr, d’autres avec Cosmic River, un ensemble que j’ai monté pour le Kongsberg Jazz Festival l’année dernière. [1]

par Matthieu Jouan // Publié le 8 janvier 2023
P.-S. :

[1Ce travail naît du désir d’explorer la nature locale et de l’envie d’en prendre soin. Comme une conversation fictive avec onze personnes, l’œuvre se compose de deux parties : un concert et une promenade sonore le long du Numedalslågen. La musique s’inspire du Charlie Haden Music Liberation Orchestra et de l’Organic Music Society de Don Cherry.
Idée et concept : Anja Lauvdal et la journaliste Ingerid Salvesen
Portrait visuel : Line Ørnes Søndergaard
Cosmic River :
Anja Lauvdal - compositrice / piano et synthétiseur
Elsa Bergman - contrebasse
Veslemøy Narvesen - batterie
Henriette Eilertsen - flûte
Johanna Scheie Orellana - flûte traversière
Heida Karine Johannesdottir - tuba
Amund Storløkken Åse - vibraphone/percussion