Banlieues bleues 2005
David Murray « Pouchkine » - Sylvain Kassap Quartet/Belmondo & Yusef Lateef
Deux promenades nocturnes dans le 93, entre monstres sacrés, trublions respectueux et sauvageons du free. La subversion et la révolte étaient encore un peu engourdies en ce début de printemps.
- D. Murray © H. Collon
David Murray aime le retour aux sources (« Saxmen »), ou le métissage des genres (avec les « Gwo-ka Masters »), construire sa musique sur un terrain connu puis explorer, aux limites des clefs et du souffle. Avec « Pouchkine », Murray s’est lancé dans un projet ambitieux mais légitime : retrouver les racines africaines méconnues du grand poète russe et par là-même proposer une musique aux influences culturelles multiples.
Dès l’arrivée dans la grande salle de Bobigny, on se trouve face à une vidéo explicitant la nature du spectacle et plongeant le spectateur dans une attente impatiente. L’ouverture de cette sorte d’ « opéra-jazz » dépasse toutes les espérances : le casting jazzeux de tout premier ordre - John Hicks, Hamid Drake, Hervé Samb etc… - et un orchestre à cordes créent un climat musical inouï et sans faute de goût. Avery Brooks chante/déclame, voix grave, souffle épique et l’on se prend à imaginer béatement une comédie musicale coécrite par Frank Zappa et Max Roach (dans la veine de « It’s Time »), hypothétique figure d’un absolu artistique inégalable.
- Jaribu Shahid/Hamid Drake © H. Collon
Pourtant, dès le deuxième morceau l’ampleur jouissive retombe… L’oeuvre totale qui s’annonçait comporte encore de beaux morceaux de bravoure ou d’émotion pure : le sax de Murray corrode heureusement certains accompagnements un peu kitsch, voire frôlant la variétoche, rugit et éructe souvent jusqu’à l’incandescence ; le chant d’Elena Frolova, les récitatifs de Victor Ponomarev et Avery Brooks semblent sortis de cantates de Prokofiev… « l’âme russe » sans les clichés habituels. Mais l’osmose de tous ces ingrédients ne se réalise pas, en tout cas ce soir-là, dans le cerveau du critique légèrement frustré… Accomoder caviar et foie gras exige sans doute un long apprentissage.
Quinze jours plus tard, on retrouve le charme des excursions bucoliques par-delà le périph’, pour un programme de haut vol. En première partie, le quartet de Sylvain Kassap se livre à une brillante démonstration de folie et de libération des énergies.
- S. Kassap/H. Labarrière © H. Collon
La plupart des morceaux sont tirés de l’excellent CD Boîtes, sorti en début d’année mais passé à peu près inaperçu. Boîtes se révèle être celle de Pandore, lorsque elle s’ouvre directement au public sur un « Madrugada » survolté, colérique, et qui s’étire dans le temps beaucoup plus que sur l’enregistrement. Toujours aussi passionnant dans son travail des timbres, sa recherche de sonorités peu orthodoxes et bien sûr son discours clarinettique, Kassap s’entoure d’une section rythmique fulgurante, la belle Hélène Labarrière faisant littéralement corps avec le son de la contrebasse, et le prodige Edward Perraud, batteur/percussioniste branché sur des cables haute-tension.
- D. Petit © H. Collon
Didier Petit, au violoncelle, paraît plus en retrait que sur le disque, où les climats sont, il est vrai, plus apaisés, contemplatifs, et peut-être plus en adéquation avec son jeu. On regrettera seulement sa relative introversion, qui n’est peut-être qu’un effet de contraste avec les débordements physiques, digressions et autres contes de Perraud.
La seconde partie du concert s’apparente à un véritable hommage des frères Belmondo envers le légendaire Yusef Lateef, invité spécial de cette création. Historiquement le multi-instrumentiste a joué avec Gillespie, Mingus, Cannonball Adderley, mais s’est aussi illustré par l’utilisation d’instruments à vents, flûtes orientales ou africaines dans des contextes jazz, funk ou plus inclassables. L’entrée en scène du vieux sage fut un moment réellement émouvant ; il était accompagné de ses deux admirateurs, Lionel et Stéphane, et on pouvait y voir comme un passage de témoin entre l’Amérique des 60’s et l’Europe d’aujourd’hui, deux possibles versants de la modernité jazzistique.
- Y. Lateef © H. Collon
Le concert en lui-même ne laissera pas de souvenirs éternels bien que la performance musicale des Belmondo et de la petite dizaine d’instrumentistes (section rythmique, cuivre, bois et le piano de Laurent Fickelson) soit absolument irréprochable et présente un charme un peu à part, respectueux.
L’atmosphère est voisine de celle de « L’Hymne au soleil », on note d’ailleurs une nouvelle adaptation d’un morceau de Lili Boulanger, « Si tout ceci n’est qu’un pauvre rêve », sur laquelle Lateef sort un de ses premiers soli convaincants (au sax). (A ce propos, les plus folles rumeurs vont assez bon train dans le public, « Son cardiologue lui interdit les doubles croches » [sic]…) La vélocité perdue est néanmoins compensée par un souffle très personnel, une sorte de fragilité juvénile dans l’attaque des notes, très touchante à défaut d’être toujours associée au développement narratif.
- L. Belmondo © H. Collon
La dernière partie du spectacle, « Suite over Time », comporte quatre titres de Lateef (« Metaphor », « Morning », « Iqbal », « Brother John »), réarrangés par les Belmondo, et même si le ton d’ensemble est un peu compassé, et le regard de Lionel et Stéphane perdu dans leurs souvenirs musicaux d’adolescents, on en sort l’âme presque aussi légère qu’une mélopée de flûte, avec l’envie de redécouvrir l’oeuvre de William Emanuel Huddleston.