Chronique

Sangliers

Minuscules

Christine Wodrascka (p), Dave Rempis (as, ts), Keefe Jackson (ss, ts, bcl), Didier Lasserre (dms), Peter Orins (dms)

Label / Distribution : The Bridge Sessions

Parmi les rencontres engendrées par Across The Bridges, celle de ces Sangliers était sans doute l’une des plus attendues en disque parce qu’absolument excitante, complète aussi. Et cohérente, au regard des forces en présence. Deux soufflants, deux batteurs, et un piano au centre : le quintet fonctionne, à l’instar de la récente performance de Pandelis Karayorgis, comme un double trio qui doit beaucoup à Cecil Taylor. Le clavier-ciment est ici tenu par Christine Wodrascka, qu’on connaît pour ses collaborations au long cours avec Ramón López ou Sophie Agnel. Mais elle ne s’impose pas en leader, pas davantage qu’elle ne distribue les rôles. Dans « Strozzii », la main droite impeccable s’insère dans les chevauchements impromptus de l’alto de Dave Rempis et de la clarinette basse de Keefe Jackson. Les deux Chicagoans sont les Américains du vaisseau transatlantique et se plaisent à se jeter mutuellement l’anathème. Le rôle de Wodrascka est à rebours : elle cherche à fractionner, à séparer, à ouvrir quelques brèches.

Ce n’est pas de la médiation, on ne discute pas la liberté de chacun, c’est une recherche de relief. Il ne faut pas grand espace à des adeptes du son tels que Didier Lasserre et Peter Orins pour s’exprimer, voire pour renverser la table. Dans l’intense « Cristatus », ce sont quelques frottements, quelques caresses de métal qui suffisent à instaurer une sorte d’orage minimaliste, d’autant que la pianiste va puiser elle aussi des sons dans les tripes de son piano. On est sur le terrain d’Orins, d’autant que Minuscules est capté à la Malterie ; les rouages tournent avec une grande régularité que la rage toute rentrée de Rempis tente de renverser. Mais comme Lasserre ne rechigne pas à l’ascétisme, surtout lorsqu’il s’agit de se focaliser sur sa caisse claire, la ligne faite de tintements divers se tient droite. Dans cette atmosphère où les gestes inutiles sont proscrits, tout tangue mais reste debout, en attendant les lames de fond de « Ukh Ukh » où Keefe Jackson fomente une réplique, soutenue par les fondations souterraines de la main gauche explosive de Wodrascka. Les rapports de force s’inversent, mais pas la direction qu’on qualifiera de rectiligne et sans obstacles, dignes des cavalcades de sangliers.

Ceux-ci ne pouvaient pas mieux s’intituler, surtout avec les ruades d’un Rempis au cœur de l’escouade. Le quintet est rugueux mais soyeux, virulent mais sans animosité. Il grogne, il détale, il fouaille, il n’hésite pas lorsqu’il s’agit de créer des ornières et d’avancer tout droit. S’il s’agit d’aller d’un point A au point B sans se soucier des entraves, il faut compter sur cette sympathique horde qui vous secoue avec beaucoup d’enthousiasme. Si le disque s’appelle Minuscules, ce n’est pas parce les quatre morceaux sont des miniatures. Au contraire, la parole de chacun s’y développe avec le temps. Ce qui est minuscule, ce sont les besoins du quintet pour remuer le paysage alentour et mettre le feu aux poudres. C’est aussi ce qui rend la performance franchement remarquable.

par Franpi Barriaux // Publié le 11 octobre 2020
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