Scènes

Dijon, capitale de l’Illinois

Retour sur le mini festival Chicago [District] à l’Opéra de Dijon


Photo : wall°ich © ADAGP

CHICAGO [DISTRICT] - un week-end entier consacré à la ville américaine, son architecture, sa musique, son histoire – est l’aboutissement de la collaboration fructueuse entre l’Opéra de Dijon et Zutique Productions qui a transformé la capitale bourguignonne en centre de ralliement pour les projets liés à Chicago.
Dijon est une belle ville chargée d’histoire dont le centre historique porte toutes les marques. Aussi, le bâtiment de l’Opéra de Dijon est un bel écrin pour recevoir les concerts et conférences de la programmation de Chicago [District].

Damon Locks Black Monument Ensemble (wall°ich © ADAGP)

En premier lieu, les concerts.
Par une habile concertation, Zutique Productions et l’Opéra de Dijon ont réussi à réunir urbi et orbi quatre projets de musicien.ne.s de Chicago, qui se trouvaient au même moment en tournée en France.
Le trio Artifacts qui réunit le batteur Mike Reed, la violoncelliste Tomeka Reid et la flûtiste Nicole Mitchell était en tournée européenne (Jazz à Poitiers, Banlieues Bleues, Bimhuis, Berlin, etc…).
Le groupe de funk Hypnotic Brass Ensemble est passé par Dijon entre ses dates parisiennes et londoniennes et le groupe #2.9 du dispositif The Bridge (Ugochi Nwaogwugwu, Sakina Abdou, Julien Pontvianne, Julien Chamla, Coco Elysses) a également inscrit la capitale de la moutarde sur son agenda très chargé de 15 concerts en 20 jours.
Enfin, le projet de nu-gospel Black Monument Ensemble de Damon Locks n’est venu en France que pour deux concerts en janvier, celui au festival Sons d’Hiver et à Dijon.

Il est important de pointer cet alignement malin des planètes, car c’est la recette du succès de ce week-end Chicago [District]. Une fois les groupes chicagoans réunis, il ne restait qu’à proposer une table ronde autour de l’urbanisme et l’architecture de Chicago avec deux spécialistes, Monica Chadha et Paola Aguirre, et également profiter de la présence (il accompagne la tournée The Bridge dont il est l’instigateur) de l’anthropologue Alexandre Pierrepont, grand spécialiste de la scène jazz et musiques vivantes de Chicago, pour lui proposer une tribune intitulée « La Musique à Chicago ».

A l’invitation des organisateurs, l’Université de Chicago à Paris est venue en groupe d’étudiant.es pour assister aux concerts et conférences et par conséquent, avec cet ensemble de projets et personnalités issus de Chicago, le consulat des États-Unis de Lyon a apporté un soutien conséquent et, cerise sur le gâteau, la soirée d’ouverture a été inaugurée par l’ambassadrice des États-Unis en France, madame Denise Bauer.

Zutique Productions est une structure très impliquée dans le maillage urbain entre les quartiers prioritaires, les projets artistiques, le lien entre les citoyen.ne.s. Aussi, le week-end [District] a vocation à se décliner chaque année avec une ville différente, ce qui laisse augurer de belles rencontres.

Artifacts (wall°ich © ADAGP)

La salle de l’opéra était bien remplie pour le discours d’ouverture de l’ambassadrice qui précède le concert du trio Artifacts. Ce trio fonctionne depuis plusieurs années et a déjà produit un enregistrement remarquable mais surtout, les trois membres se côtoient depuis longtemps sur scène et en studio dans de nombreux projets connexes. Il s’agit donc de musicien.ne.s qui se connaissent suffisamment pour savoir comment se surprendre et interagir. Magnifiquement calmes et posé.e.s, les trois artistes jouent une musique qui plonge ses racines dans le blues et l’histoire du jazz et qui vibre avec une multitudes de petits effets bruitistes. Tomeka Reid (lauréate 2022 de la bourse de la Fondation MacArthur) est très percussive au violoncelle, enchaînant les coups d’archet et les pizzicati pour des contrepoints sautillants avec la flûte en cavalcade de Nicole Mitchell. Les partitions sont de sortie, le répertoire n’est pas complètement laissé à l’improvisation. La rondeur (accentuée parfois par l’électronique) de la flûte fait écho au jeu ramassé et économe de Mike Reed, derrière un set de batterie très bas, dont les cymbales sont au niveau des toms. On entend, dans leurs attaques, leurs flottements d’introduction, des souvenirs qui évoquent Roland Kirk, Charles Mingus, Eric Dolphy mais qui se fondent rapidement dans une texture bien plus contemporaine. C’est une très belle musique qui touche immédiatement les quelques 420 personnes du public.

Ensuite, place à l’Hypnotic Brass Ensemble ; le plateau se remplit d’une dizaine de musiciens dont cinq instruments à vent pour un funk mitigé de hip-hop qui vient faire trembler les velours du théâtre. Malheureusement, le public est assis et malgré les efforts du leader pour tenter d’organiser un mouvement coordonné avec la salle, sa configuration ne permet pas de danser. Pourtant, la musique est faite pour ça, elle est jouée fort et à pleine vitesse.

Chicago [District] - Opéra de Dijon (crédits : wall°ich © ADAGP)

Le deuxième jour commence avec la table ronde : « Réhabiliter, restaurer et réinventer : urbanisme et ségrégation à Chicago » avec les interventions et éclairages de deux spécialistes. Monica Chadha, fondatrice de Civic Projects, qui associe les habitants et des ONG pour mettre en place des projets d’urbanisme dont le but est de revitaliser les quartiers. Paola Aguirre est architecte et fondatrice de Borderless Workshop, une plateforme de recherche visant à repenser l’urbanisme de la zone frontalière entre les USA et le Mexique. Pendant deux heures, elles vont expliquer leur démarche et prendre pour exemple le maillage urbain et sociologique de Chicago, ses quartiers communautaires et ses projets architecturaux. La difficulté de ce genre de conférence est la traduction en direct : le temps s’étire lorsqu’on comprend l’anglais et qu’il faut attendre la traduction des propos qu’on vient d’écouter. Mais le sujet en vaut la peine et les 80 personnes du public ont largement rempli le foyer.
Puis, debout et à l’aise, Alexandre Pierrepont parle de la musique de la capitale de l’Illinois, en particulier de celle produite par l’AACM. Il ne résiste pas à faire écouter de nombreux extraits des musiques qu’il connaît si bien. Anthropologue, il est l’auteur d’un livre de référence sur l’AACM : La Nuée.
Le temps de se désaltérer et de prendre place dans la grande salle, voici le deuxième volet de Chicago [District] qui commence.

The Bridge (wall°ich © ADAGP)

Sur scène, le groupe éphémère The Bridge #2.9 s’installe dans la configuration suivante : au centre, assise sur un haut tabouret et parée de tissus bariolés, la chanteuse de Chicago, parleuse, poétesse, déclameuse Ugochi Nwaogwugwu prend des allures de Nina Simone prêcheuse. Derrière elle, à la batterie, le Français Julien Chamla et Coco Elysses, présidente actuelle de l’AACM, aux percussions, chant et Diddley Bow – la fameuse boite à cigare à une corde que le blues a su dompter au début du siècle précédent. Enfin, à cour, le français Julien Pontvianne est au saxophone ténor et à jardin, Sakina Abdou est aux sax alto et ténor, auxquels elle rajoute une flûte à bec basse. La musicienne vient d’ailleurs de faire la UNE de Citizen Jazz, tout comme Julien Pontvianne et Tomeka Reid avant elle.

La salle est occupée par 250 personnes curieuses et ouvertes à l’aventure. La musique déroule son lent discours fait de souffles, de silence et de mots. Une sorte de longue incantation de spoken word, la rencontre épurée de The Last Poets féminisée et d’un orchestre d’Archie Shepp. Pontvianne susurre dans son bec quelque serpentement magique tandis qu’Abdou sonne comme aux portes de Jéricho. Le pivot central autour duquel s’organise la cérémonie est celui de la diseuse de mots ; les volutes qui l’entourent sont musicales.

Autant il s’agissait d’invoquer la force et la puissance de l’humain dans cette musique avant toute chose impalpable, autant avec le groupe suivant, les esprits divins sont convoqués pour ce qui s’apparente à un gospel afro-futuriste à la spiritualité posthumaine de type Sun Ra. [1].

Damon Locks Black Monument Ensemble (wall°ich © ADAGP)

Damon Locks est très actif au sein du label International Anthem de Chicago et impliqué dans de nombreux projets musicaux. Celui-ci, Black Monument Ensemble est un groupe à géométrie variable selon les contextes. Ici, une version un peu réduite présentait trois chanteuses (Monique Golding, Tremaine Parker et Erica Rene) de la trempe des musiciennes africaines-américaines de gospel, aux coffres solides et aux voix porteuses. La rythmique était assurée par le percussionniste Arif Smith et le batteur Dana Hall, avec chaleur et entraînement. L’exubérante clarinettiste Angel Bat Dawid est assise sur le côté et accuse quelques faiblesses techniques et musicales qui contrastent avec le niveau du groupe. Aux platines, à la danse, à la direction, Damon Locks – petit feu follet en Docs montantes à semelles rouges – est le moteur du vaisseau spatial. La narration est celle d’un opéra avec des airs, des duos, des trios et du récitatif. Les morceaux, introduits systématiquement par des bandes sonores, extraits de films ou dialogues sur l’histoire des Africains-Américains, forment un écrin pour la soul et ce gospel futuriste. Le Monument en question est constitué de toutes les réalisations de la diaspora africaine et a vocation à survivre à l’usure du temps. On retrouve ce balancement et cette lumière aussi bien sur la scène de Dijon que sur les disques déjà disponibles.

Ce dernier concert clôt ainsi une riche et dense plongée dans l’univers chicagoan et la synergie entre les équipes de l’opéra de Dijon et celle de Zutique Productions est palpable. Il faut souligner le travail que mène Zutique depuis plus de 20 ans dans la région pour promouvoir la musique, les démarches artistiques et surtout créer le lien nécessaire à la vie. Notamment le festival Tribu qui présente chaque année la diversité ouverte et fascinante des cultures non télévisées.
Avec autant de musique, de littérature, de politique et de sociologie, le théâtre de Dijon ressemblait, le temps du week-end, à cet Hôtel des Étrangers où se réalisa l’Album zutique qui donne son nom à la structure de production dijonnaise.
La boucle est bouclée.

par Matthieu Jouan // Publié le 19 février 2023

[1Lire à ce sujet l’excellent et surprenant ouvrage sur l’Afro-futurisme Plus brillant que le soleil / Aventures en fiction sonore de Kodwo Eshun qui vient d’être traduit et réédité par les Editions Philharmonie de Paris