Entretien

Camila Nebbia, l’intransigeance n’est pas une statistique

Rencontre avec la saxophoniste argentine qui s’apprête à déferler sur l’Europe.

Camila Nebbia © Mariano Assef

Il est comme ça des carrières qui explosent d’un coup. Il y a à peine un an, le nom de Camila Nebbia n’aurait pas évoqué grand chose aux oreilles européennes. Il aura fallu la sortie de son magnifique Aura à la fin de l’année 2020 pour éveiller les appétits, et l’afflux de nouveaux albums et de nouvelles collaborations ont confirmé que la saxophoniste argentine était de celles qui compteront demain, puisqu’elle compte déjà du continent américain dans son ensemble jusqu’à l’Europe, notamment la Suède où elle est installée depuis quelques mois, avant d’arriver en France à l’automne pour travailler entre autres avec l’ARFI. Rencontre exclusive avec une jeune artiste pluridisciplinaire pleine de poésie et de colères qui annonce tant de belles choses à venir, comme son récent quartet qui s’impose déjà parmi les incontournables de l’année 2021.

- Camila, pouvez-vous vous présenter ?

Je suis une saxophoniste, compositrice, improvisatrice et artiste multidisciplinaire de Buenos Aires, en Argentine. Mon travail et ma pratique artistique consistent à envisager la mémoire et l’identité en explorant la relation entre différentes formes de composition, l’improvisation libre, la musique électronique et différents supports. Je suis co-créatrice et animatrice du collectif interdisciplinaire et de la série d’improvisation La Jaula se ha vuelto pájaro y se ha volado [1] et j’ai publié de nombreux enregistrements en collaboration avec de nombreux improvisateurs et groupes avec lesquels je joue depuis de nombreuses années.

Camila Nebbia © Celeste Rojas Mujica

- L’an passé, vous avez sorti le disque Aura avec un orchestre de proches musiciens, et ce disque a obtenu une reconnaissance internationale ; comment l’avez-vous vécu ? Pouvez-vous nous parler du processus de création de ce disque ?

C’était un très beau parcours et je me sens extrêmement privilégiée de cette belle expérience. J’ai commencé à écrire la musique en 2018, en imaginant d’abord le groupe et ce que je voulais exprimer et explorer avec lui. Je voulais concevoir un espace où je pourrais approfondir la relation entre le matériel écrit et la musique improvisée libre, et avoir la possibilité d’explorer le son du groupe. En 2019, nous avons commencé les répétitions ; nous avons effectué une performance live que nous avons enregistrée. Tout s’est passé si vite, que tout cela reste comme un souvenir pour l’instant, un beau souvenir bien sûr… J’aimerais qu’on puisse rejouer en live !

Je crois qu’il est important de prendre ce genre de risques dans la musique et dans la vie : j’ai vraiment sauté en territoire inconnu. C’est fou d’être à la tête d’un grand ensemble. J’ai la chance qu’ils ne soient pas seulement des musiciens formidables, mais aussi des êtres humains exceptionnels… C’était donc une expérience extraordinaire de mettre en place la musique, de la jouer et l’enregistrer. Le dernier concert que nous avons donné a eu lieu presque un an après l’enregistrement, le 1er mars 2020, quelques semaines avant le confinement. C’était tellement puissant d’être ensemble, de jouer, de partager avec les gens, nous ne savions pas si nous allions réussir à faire le concert et finalement c’est arrivé… c’était le dernier concert avec le groupe.

- En Europe, on a le sentiment de découvrir avec vous une jeune génération d’improvisateurs d’Amérique du Sud. Pouvez-vous nous parler de la scène argentine ?

C’est une scène formidable, je la sens dynamique et pleine d’énergie. Mais sincèrement, je pense qu’il m’est difficile de mettre des mots dessus et d’être en mesure de décrire la grande quantité de musiciens et d’artistes étonnants et créatifs qui s’y trouvent. Même lorsqu’il n’y a pas d’argent du tout, les gens trouvent le moyen de créer et de sortir des disques. Et pas seulement la jeune génération d’improvisateurs, il y a des générations d’improvisateurs incroyables là-bas, comme dans d’autres pays d’Amérique du Sud.

- Quelles sont vos influences majeures, les musiciens que vous préférez ?

C’est très varié, j’aime tellement de musiciens et d’artistes, si je dois en citer quelques-uns je dirais : Bikini Kill, Beatriz Ferreyra, Anthony Braxton, Matana Roberts, Joëlle Léandre, Ornette Coleman, Patti Smith, Joe Maneri, et les artistes visuels que j’aime : Frida Kahlo, Agnès Varda, Lucrecia Martel … et les poètes Alejandra Pizarnik, Alfonsina Storni et Olga Orozco. Ce sont mes incontournables.

Camila Nebbia (autoportrait)

- Vous travaillez depuis longtemps avec le batteur Axel Filip : quelle est la nature de votre partenariat ?

Si je ne me trompe pas, l’un des premiers albums que nous avons enregistrés ensemble était avec le groupe Plevida, et après cet album, nous avons naturellement collaboré à de nombreux projets ensemble, même des projets que nous n’avions pas mis sur pied nous-mêmes. Nous avons une connexion spéciale lorsque nous jouons ensemble. Axel Filip est un musicien étonnant et polyvalent ; j’aime cela chez lui. L’idée d’enregistrer un album en duo est venue naturellement : nous jouons beaucoup en duo, donc nous avons pensé à la possibilité de créer un disque qui pourrait rassembler tout notre travail ensemble. Nous avons sorti Colibrí Rojo cette année chez ears&eyes Records. De plus, j’ai la chance d’avoir Axel comme compagnon, donc tout ce que nous faisons ensemble est encore plus significatif pour moi.

Comment lutter contre un système qui tue jour après jour, sans laisser d’autres traces qu’une triste statistique ?


- Vous présentez un disque important avec votre nouveau quartet. Pouvez-vous nous en parler et nous présenter les trois musiciennes qui vous accompagnent ?

L’opportunité d’enregistrer cet album est venue d’une invitation de Florencio Justo du studio d’enregistrement Doctor F. qui a créé une série de streaming en direct pendant le confinement que nous avons eu en 2020 en Argentine. C’était la première émission et le premier enregistrement après 5 mois d’enfermement. Tout avait changé, la vie, sa perception, j’avais besoin de créer quelque chose de nouveau, j’avais besoin d’aller en studio pour jouer et enregistrer de la musique qui reflète le feeling du moment, qui signifie quelque chose dans tout ce chaos que nous traversions. Corre el río de la memoria sobre la tierra que arrastra trazos, dejando rastros de alguna huella que hoy es número [2] est une partition graphique écrite en réaction à toute la violence de genre et aux différentes formes de violence et d’oppression sociale que nous vivons dans le monde.

Les victimes des violences policières et d’autres forces répressives, le racisme et la violence de genre contre les femmes et les identités diverses augmentent chaque jour dans le monde entier. Comment lutter contre un système qui tue jour après jour, sans laisser d’autres traces qu’une triste statistique ? Comment nous sommes-nous habitués, durant toute cette période de pandémie, à voir les statistiques et à percevoir la réalité comme de simples chiffres ? Quelle est la véritable distance qui nous sépare ? Comment gardons-nous vivante la mémoire des victimes ? La pièce a été réalisée à partir de la carte de la République argentine et chaque figure, mot ou couleur représente les victimes de la violence de genre dans la région, pendant les mois de janvier à juillet 2020 dans le pays.

J’ai demandé à Barbara Togander, Paula Shocron et Violeta García d’interpréter ce morceau avec moi ; ce sont trois de mes musiciennes et personnes préférées au monde, je ne pouvais pas imaginer meilleures musiciennes pour interpréter ce morceau. Leur engagement et l’amour qu’elles ont donné à la musique, c’était tellement émouvant pour moi.

- Vous utilisez beaucoup d’électronique et d’effets dans votre jeu. Le travail du son et sa théâtralisation sont des choses importantes ?

Je me suis mise à l’électronique et aux effets il y a quelques années pour mon premier album solo De este lado, qui était le résultat d’une recherche profonde d’autres sons, et je voulais le publier sur un disque. Ensuite, j’ai travaillé avec l’électronique sur mon dernier album et pour quelques compositions électroniques que j’ai écrites cette année, et jouées en solo et avec un ensemble. En ce moment, je travaille également sur des performances électroacoustiques et électroniques à venir. Je suis toujours à la recherche de nouveaux défis et de formes d’expression qui me correspondent. Je n’ai pas nécessairement l’impression de devoir toujours l’intégrer : juste si je ressens que cela fait partie intégrante de ce que je crée.

- Vous êtes également réalisatrice…

J’ai un diplôme de cinéma ainsi que de musique. J’ai toujours aimé le cinéma. J’ai réalisé plusieurs courts métrages, en numérique et en 16 mm. Il y a quelques années, j’ai commencé à travailler sur des films super 8 grâce à de nombreuses archives familiales qui ont été filmées par mon grand-père. Je travaille avec des archives, avec des films numériques, des diapositives, je filme en super 8 et j’interviens également sur le film manuellement.

Lorsque j’ai trouvé les archives familiales, mon grand-père était déjà décédé depuis des années, mais même si je n’en ai jamais parlé avec lui, je sentais à travers les films combien il appréciait d’avoir des souvenirs à regarder. C’était à l’époque quelque chose de nouveau de pouvoir filmer des films familiaux, et il émane de ses films un sentiment de « garder des souvenirs pour toujours ». Je pense qu’il aimait beaucoup filmer, et c’est comme si tout à coup je comprenais pourquoi, même sans le savoir auparavant, j’avais des films sur mon chemin. D’une certaine manière, j’honore sa mémoire et celle de ma famille, mais je trouve aussi ma propre vision en changeant les souvenirs, en les élargissant et en créant de nouvelles images. Aujourd’hui, je travaille à la création d’œuvres multidisciplinaires, et le film est toujours présent.

Je suis toujours à la recherche de nouveaux défis et de formes d’expression qui me correspondent


- La question de la justice sociale et de la lutte contre le patriarcat est très importante pour vous. Est-ce que le jazz est toujours une musique d’émancipation ?

Je crois qu’il est important de prendre la responsabilité de créer des espaces intersectionnels (groupes, festivals, etc.) qui sont basés sur des valeurs d’égalité dans tout type de musique.
Il est insupportable d’avoir des groupes dans lesquels il n’y a pas une seule femme, des salles et des festivals avec très peu de femmes dans leur programmation, ou encore des programmes éducatifs sans femmes ou avec si peu de femmes. C’est regrettable que cela se produise dans le jazz. Tout ceci est une longue histoire, elle se passe de commentaires.

- Vous avez participé au M3 (Mutual Mentorship for Musicians) avec 12 musiciennes internationales. Qu’est-ce que cette expérience a représenté pour vous ? Pouvez-vous nous en parler ?

OUI ! C’est ce que j’ai toujours ressenti, et je me sens bénie de les avoir et de continuer à créer avec eux. Et je pense aussi qu’il est important de créer ces espaces. C’est ce que nous avons fait lorsque nous avons fondé la jaula se ha vuelto pájaro y se ha volado, un collectif de femmes improvisatrices de différentes disciplines qui travaillaient ensemble. Le but principal de ce projet était d’être ensemble, d’échanger et de créer.

L’expérience de M3 a été incroyable, et c’était à un moment très spécial de ma vie : je venais de quitter l’Argentine, donc c’était un grand soutien pour moi ; même quand je ne faisais qu’écouter les autres, ce fut une expérience très enrichissante. Avoir l’opportunité d’échanger des idées avec chacun et de réaliser une œuvre en collaboration avec Monnette Sudler a été très enrichissant. La confiance et l’amour peuvent transcender la virtualité, je m’en souviendrai toujours.

- Les rencontres avec des musiciens d’autres horizons font partie de vos envies. Vous avez croisé récemment le saxophoniste américain Patrick Shiroishi, vous vivez actuellement en Suède… Que vous apportent ces voyages ?

Nous avons enregistré notre album à distance quelques mois après le début du confinement. Il s’agissait d’un vaste processus d’envoi de matériel enregistré, d’échange d’idées, de pensées, de ce que nous ressentions, de comment les choses se passaient dans chacun de nos pays, etc. J’étais encore en Argentine lorsque nous avons commencé le projet, et lorsque nous l’avons terminé, j’étais déjà en Suède. Donc, comme M3, c’était aussi un bel espace d’expression et de partage. J’ai eu beaucoup de plaisir à faire ce projet, j’admire beaucoup Patrick Shiroishi, c’est un artiste incroyable, j’ai hâte de le rencontrer en personne, de jouer et d’enregistrer en direct.

Camila Nebbia © Mariano Assef

- Comment percevez-vous la scène suédoise et plus globalement européenne ?

Depuis que je suis arrivée à Stockholm, j’ai eu la chance de pouvoir jouer avec des improvisateurs extraordinaires ; la scène ici est impressionnante. Pour être honnête, je n’ai pas encore visité beaucoup d’endroits en Europe (j’espère le faire dans un avenir proche), il m’est donc peut-être difficile d’en parler de manière plus globale. Mais même si je n’ai pas été partout, je pense beaucoup aux différences politiques et à la façon dont elles se reflètent dans la musique et l’art.

- Vous allez bientôt arriver en France, et on annonce déjà une collaboration avec l’ARFI… Pouvez-vous nous en parler ? Avez-vous envie de travailler avec des musiciens français ?

Je suis très enthousiaste à l’idée de cette collaboration : je vais jouer en trio avec Christian Rollet et Clément Gibert à grrrnd zero (à Vaulx en Velin, NDLR). J’ai vraiment hâte de rencontrer des musiciens français, de collaborer et de travailler avec eux.

- Quels sont vos projets à venir ?

J’ai quelques autres sorties d’albums que j’attends avec impatience avant la fin de l’année, comme mon deuxième album solo Presencias sur label écossais Sound Holes, et notre deuxième album avec le trio Burka Claustrofobia par le label américain Cacophonous revival, entre autres. Je vais également faire des tournées et jouer beaucoup de musique improvisée, de musique électroacoustique, et faire quelques performances multimédia. En même temps, j’ai commencé à écrire de la nouvelle musique, j’espère pouvoir l’enregistrer l’année prochaine.

par Franpi Barriaux // Publié le 19 septembre 2021

[1La cage est devenue oiseau et s’est envolée, NdlR.

[2qu’on pourrait traduire par « La rivière de la mémoire coule à travers la terre en laissant des traces devenues des chiffres »