David Linx
Skin in the game
David Linx (voc), Grégory Privat (p), Chris Jennings (b), Arnaud Dolmen (dm)
Label / Distribution : Cristal Records
Dès l’entame, cette voix sidère. Orchestrale sûrement. Androgyne certainement. Par ses modulations de timbre, elle produit une catharsis de l’instant. David Linx met ici sa peau en jeu, comme l’indique le titre de cet album. Sa voix, loin d’être une carapace, ouvre des horizons sensoriels que le vocaliste offre à ses compagnons musiciens et à l’auditeur.trice. C’est que, biberonné à Betty Carter, il ne peut que sortir des sentiers battus des mélodies convenues, fût-ce sur ses propres compositions, malaxant syllabes et phonèmes dans une douce folie. Quelques entrelacs de chant avec des basses et des arpèges de piano tenu de deux mains de maître par Grégory Privat suffisent à provoquer une délicieuse transe - le pianiste marchant ainsi sur les épaules d’un Herbie Hancock période « Riot », quand celui-ci transposait dans sa musique la colère noire. La voix se fait également trait d’orchestre, jouant avec les mélismes et stridences de guitare de Manu Codjia.
Kenny Clarke, l’un des pères fondateurs du bebop, fut le mentor de Linx dans l’apprentissage de la batterie (son premier instrument comme professionnel) et le chanteur se délecte à faire quelque pas de côté rythmique. Ainsi de son entente plus que parfaite avec le jeune Arnaud Dolmen, dont il prolonge ici le son de cymbale au détour d’une ballade prophétique « de l’autre côté du temps », où la voix finit par s’éteindre doucement dans les aigus sur une caisse claire où les balais caressent les rêves. Ou encore de ce duo avec le contrebassiste Chris Jennings : il brise le tempo sur un ostinato lorgnant vers la pop dans une introduction faussement binaire, ouvrant un univers onirique insaisissable (« Walkaway dreams »).
Si l’on ajoute à son CV hors-norme James Baldwin comme père spirituel, dont la poésie l’a bouleversé dans sa jeunesse au point qu’il alla vivre chez lui à Saint-Paul-de-Vence, on comprend son sens profond du « preaching », cet art afro-américain de la persuasion que lui légua l’un des plus grands poètes de la lutte pour les droits civiques (il le présenta aussi à Miles). Un sens du gospel irrigue les plages de ce disque : en particulier, « To the End of an Idea » résonne comme un hymne pour lesdits droits, pour lesquels le groupe appelle à se mobiliser avec raison et sensibilité en ces temps où, plus que jamais, les Vies Noires Comptent. Le texte file d’ailleurs la métaphore religieuse qui permit aux Noirs états-uniens de combattre la peur générée par la ségrégation : « retourne vers la lumière où combattent les chandelles » assène le chanteur, renouant avec l’esprit sinon la lettre d’un « We Shall Overcome ». Ce sens de l’urgence est renforcé par les interventions « spoken word » de Marlon Moore, MC américain de plus en plus présent sur les scènes jazz européennes. Le propos d’ensemble y gagne en théâtralité : le flow du rappeur donne à voir l’engagement charnel de l’ensemble du groupe.
Ce disque apparaît conçu comme un seul et même poème : l’ensemble des titres s’empile comme une ode au jazz le plus sincère, formant aussi un manifeste émancipateur. La présence des textes dans le livret est plus que bienvenue : une analyse lexicologique en révélerait certainement toute la richesse (a fortiori quand l’un d’eux est dédié à Toni Morrison). Toutes les sources convoquées par Linx et ses compères convergent vers un estuaire et se jettent dans une mer de sensations contrastées, entre amour et colère, espoir et mélancolie.