Sylvaine Hélary
Trio
Sylvaine Hélary (fl, voc), Antonin Rayon (cla, glockenspiel, fx), Emmanuel Scarpa (dms), Julien Boudard (cla, fx), Aalam Wassef (voc)+ guests
Label / Distribution : Opaque Records
En quelques années, la flûtiste Sylvaine Hélary a su imposer l’image d’une musicienne singulière et indépendante, participant à de nombreuses formations incontournables de la scène jazz hexagonale, du Surnatural Orchestra [1] aux Arpenteurs de Denis Colin. Elle est de ces artistes qui, forts d’une liberté acquise par une virtuosité sans apprêt, ne se laissent pas enfermer dans des schémas trop stricts. Du théâtre aux musiques de film, en passant par des amitiés durables avec des musiciens comme Karsten Hochapfel [2], la flûtiste ne semble jamais rassasiée… Longtemps ce goût du collectif a éclipsé son travail plus personnel, et notamment ce trio qui brille de scènes en festival [3]. C’est sur Opaque Records, qu’est enfin publié ce premier album - très attendu - sous son nom.
Accompagnée par ses deux vieux et tonitruants complices, le leader d’Umlaut Emmanuel Scarpa à la batterie et aux claviers Antonin Rayon, entendu dans Gleizkrew, avec Denis Charolles ou avec Alexandra Grimal, Sylvaine Hélary brosse, au chant comme à la flûte, un univers très personnel. « A partir de la nuit », lecture éparse d’un texte de Virginia Woolf, laisse la place une atmosphère farouchement versatile. Ici la musique déferle sans interruption, de l’urgence à la contemplation, sans jamais perdre de sa singularité. Le trio fait preuve d’un humour et d’une éloquence qui jouent avec la polysémie du mot « mutin ». Savant mélange de musiques faussement espiègles et de textes à la véhémence surréaliste, il vient rappeler que les flûtes sont du même métal que les balles. Ainsi, « Quart d’heure » se construit autour d’un poème de Gherasim Luca [4] où vie et mort se heurtent en un vain et trop humain combat. Cette musique brusque, portée à l’incandescence par la cohésion musicale et la scansion sèche de Sylvaine Hélary, frôle soudain le hip-hop abstrait. Un puissant exutoire rythmique devenu inaltérable. Dans ce qui est le sommet de l’album, les mots se réduisent çà et là à de simples phonèmes, s’étirent ou se délitent à mesure qu’ils trouvent l’équilibre et l’apaisement, comme un régulateur. Ou, mieux, comme un boutefeu.
La tension électrique du trio dessine un propos très contemporain qui s’inscrit dans une tendance de la jeune scène française (on pense notamment à Rocking Chair dans « Khozone ») qui consiste à embrasser maintes influences pour mieux s’en affranchir. A peine a-t-on imaginé quelque lointaine filiation avec le rock progressif que l’électricité écorchée vive des orgues de Rayon a déjà tout bousculé pour aller vers un groove séditieux soutenu par la polyrythmie de Scarpa. Ces deux-là ancrent le festin de mots de la flûtiste et lui permettent d’afficher une constante liberté. Elle va jusqu’à joindre sa flûte à l’enchevêtrement de distorsions et de boucles de « Tournerie », un de ses morceaux fétiches, où Julien Boudard rejoint le trio comme pour ajouter une écorce électrique et imposer des riffs de claviers fantasmés.
Très étendus, les morceaux sont poussés jusqu’aux limites, jusqu’à ce moment fragile où tout peut s’effondrer avant d’être balayé par une idée nouvelle, jusqu’au choc final : « Clown », écrit par Sylvaine Hélary entourée de ses amis : (Fantazio ou encore l’artiste égyptien contemporain Aalam Wassef). Une salvatrice gifle balancée aux prés trop carrés et aux rangées trop droites de notre délicieux monde moderne. L’orchestre griffe de groove électrique les mots sarcastiques comme on griffonne un tag subversif sur un mur sale. L’engagement de ce trio n’est pas qu’artistique ; ce n’est pas la moindre de ses qualités.