Chronique

James Brandon Lewis & Chad Taylor

Live in Willisau

James Brandon Lewis (ts), Chad Taylor (dms)

New-York/Chicago, célèbre autoroute du jazz américain. C’est l’Interstate 80, pas loin de 1300 kilomètres à travers Ohio et Indiana. Musicalement, c’est plus voisin : voies larges, roulantes, sans limitation de vitesse et d’une liberté absolue, même celle de se caramboler gaiement et sans dommage. Le duo saxophone/batterie, véhicule sportif et bondissant du free, à même de rouler sans frein sur les portions les plus rectilignes de ladite 2 x 2 voies, s’offrant des gymkhanas entre les attelages plus anciens : Braxton et Roach, Roach et Shepp, Redman et Blackwell, Coltrane et Rashied Ali. Willisau, centre d’aiguillage européen où la route sait s’offrir un détour… Pas de doute, James Brandon Lewis et Chad Taylor aiment cocher les cases, et même s’y installer durablement : « Twenty Four », élément introductif et perturbateur de ce live de 2019 paru chez Intakt Records, en est le parfait exemple. James Brandon Lewis joue au chat et à la souris avec le souvenir de Coltrane, s’époumone, ne lâche pas le bec de son ténor. De son côté, Chad Taylor fourbit les armes, tonne, mitraille, tombe en cascade. On est davantage dans l’explosion d’étoile que dans la course de cette comète crépusculaire qu’était Interstellar Space. Mais la galaxie est la même, tout aussi chamboulée. Ce n’est pas l’orage qui précède « Under-Over The Rainbow » qui dira le contraire.

On ne devrait pas être surpris ; d’ailleurs nous ne le sommes pas, juste un peu estomaqués. Entre le saxophoniste qui embauché Jaimie Branch sur Unruly Manifesto et le batteur qu’on a déjà entendu avec Mary Halvorson ou Joe McPhee, il y avait déjà eu une rencontre pleine de promesses. Radiant Imprints date de 2018, mais ce Live in Willisau le supplante en puissance et en raucité. « Imprints » d’ailleurs est là pour le rappeler. Le ténor se cogne et grogne dans un drumming complexe et paradoxalement stable. Taylor est fantastique de plasticité avec son set de batterie d’une grande simplicité. L’un favorise l’autre, c’est évident, mais sur ses fûts réduits au plus simple appareil, Taylor parvient à être audacieux et coloriste. C’est déjà bien plus rare (« Watakushi No Sekai »). L’alchimie entre les deux est à son comble. Il y a quelque chose d’une amitié indomptée qui se passe de discours. Ce disque se prend à bras-le-corps. Il nous étreint tout pareil en retour.

Le Live in Willisau est un hommage au continuum de la Great Black Music. À sa capacité de se renouveler sans cesse tout en gardant ses ingrédients de base. Ici un ténor inflammable et une batterie pleine d’étincelles. Ni plus, ni moins, et déjà un incontournable jalon. Aurait-on d’ailleurs besoin de plus ? Lorsqu’on écoute la poésie traînante de « With Sorrow Lonnie », où l’on se souvient que James Brandon Lewis sait aussi chuchoter à nos oreilles acquises, accompagné par un Taylor passé au Mbira, on est transporté par ce duo capable de tout. Less is More, disent les anglo-saxons. Ils disent aussi Instant Classic. Et vous savez quoi ? Ils ont raison : les deux définitions collent.

par Franpi Barriaux // Publié le 17 mai 2020
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