Scènes

Jazz Export Days : un monde, des jazz

Les Jazz Export Days pilotés par le CNM et Jazz Sous Les Pommiers ont eu lieu du 14 au 17 mai 2023.


Jazz Export Days © Photo Gérard Boisnel

Préparé à l’origine pour le printemps 2020, avant l’épidémie de Covid, repensé « en grand » pour 2023, ce partenariat inédit entre le Centre National de la Musique et le festival Jazz Sous Les Pommiers, est une opération déjà historique. Les Jazz Export Days nous sont présentés « comme un évènement dans l’évènement ». Comprendre un projet d’envergure internationale au sein d’un immanquable festival de jazz du territoire français.

Une image du jazz francais

Organisé depuis 1982 à Coutances, Jazz Sous Les Pommiers a le privilège d’ouvrir la série des festivals estivaux. Ville de 8000 habitants en temps normal, Coutances accueille, chaque année en mai, jusqu’à 70.000 personnes en une semaine pour une quarantaine de concerts, soit environ 35.000 billets vendus (chiffres de 2022).

Ce contexte est important. Les festivals sont observés. Ils sont ces lieux où s’entendent et se jouent les tendances d’une saison, ces rendez-vous d’où s’envoient les signaux à la profession. Il faut anticiper, sentir, être prêt. C’est donc avec réalisme que le directeur Denis Lebas présentait à la presse, en amont du festival, une 42e édition à l’équilibre budgétaire complexe, nécessitant des rééquilibrages dans un contexte économique tendu pour cause d’inflation. L’explosion du prix des transports, notamment, a des effets importants sur les festivals où mille allées et venues sont regroupées en un temps forcément limité.

Lors de la matinée d’ouverture de ces quatre jours entre Paris et la Normandie, Louis Hallonet, directeur adjoint au CNM, rappelle d’ailleurs que la majorité des billets de concerts de jazz vendus en France le sont sur des festivals et que 70 % des artistes jazz recensés en France se produisent chaque année dans le cadre de l’un d’entre eux (chiffre de 2019). On comprend que l’évènement JED dans le cadre de Jazz Sous Les Pommiers fasse alors office de loupe à travers laquelle une trentaine de professionnels venus de tous les continents, économies et cultures, vont observer une image du jazz français.

Coordonné par Lizon Lavaud, chargée de projet international, ce rendez-vous très dense propose des temps d’échanges, de visites du patrimoine, deux après-midis de showcases et une soirée de quatre concerts du festival à des professionnels qui, en majorité, découvrent le territoire. Sur le festival, c’est Tiphanie Moreau, qui connaît bien les problématiques et enjeux de l’export international, qui coordonne et cadre le groupe. Last but not least, le temps des transports permet l’échange informel, la prise de recul nécessaire aux conversations de fond qui nourrissent les véritables échanges. Ici il est question d’échanges artistiques, donc humains.

Les délégués internationaux dans le Jardin des Pros © Lucie Boussouar

Un monde, des jazz

Sur une trentaine de professionnels internationaux, presque la moitié vient d’au-delà de l’Europe (Mexique, Canada, Argentine, USA, Corée du Sud, Brésil…). Ces JED élargissent le panel constitué lors de rassemblements « classiques » tels que les rencontres AJC, Jazzahead ! à Brême, ou the European Jazz Conference (EJN), organisés chaque année.

Si les professionnels français s’accordent sur des faits comme une politique culturelle plutôt centralisée (malgré l’importance vitale des réseaux régionaux et des fédérations), la nécessité de changer le pourcentage encore trop faible de musiciennes dans le jazz (estimé à 15%) ou la baisse de la place donnée au jazz dans les médias culturels généralistes, il est passionnant d’obtenir d’autres points de vue. En Italie ou en Allemagne, de fortes disparités financières entre les régions rendent les leviers économiques nationaux complexes. Un professionnel de Singapour (The Esplanade) me fait part de son besoin systématique de médiation pour faire sortir le jazz d’ornières ou de clichés tenaces qui empêchent une diffusion qu’il trouve impressionnante en France. À l’opposé, le Jarasum Jazz Festival en Corée du Sud, représenté par son directeur Jae Jin In, réunit chaque année des dizaines de milliers d’amoureux du jazz qui viennent camper sur une petite île ! L’histoire du jazz et sa carte s’observent, s’écrivent et se dessinent ici au présent.

Ces échanges sont nécessaires lorsqu’il est question de promouvoir les musiciens français dans le monde ou d’observer les spécificités existantes avant d’accueillir les artistes internationaux. Pour chaque invité, il s’agissait surtout d’élargir son réseau international, et de créer de nouveaux liens soit directement, soit sur un temps plus long, par ricochets.

La carte et le territoire : un partenariat d’acteurs en synergie

Le territoire français est fort de ses différences. Ce pluralisme culturel est une force à souligner. Chaque collectivité territoriale dispose de ressources particulières. Chaque région est unique et peut se prévaloir de symboles forts. C’est le cas de cette Normandie littorale, péninsulaire, connue dans le monde entier pour le Mont Saint-Michel. Il nous a quasiment été « offert » sur un plateau, lors d’une soirée unique, qui a permis au groupe de le visiter à la nuit tombée, accompagné de guides et sans la présence habituelle de milliers de touristes.

La délégation à l’assaut du Mont © Javier Estrella

En plus du panorama exceptionnel sur cette baie inscrite au patrimoine mondiale de l’UNESCO, à cheval entre Bretagne et Normandie [1], entre la terrasse de l’ouest et le cloître baignés de la lumière du soleil couchant, Leila Martial nous a proposé deux impromptus musicaux. La chanteuse charismatique apparaît, chic et mutine, dans la peau de son personnage Jubilä, vêtue d’une robe blanche et d’une couronne de fleurs, sinuant entre les murs de l’abbaye. Changeante et chantante, fée ou sorcière, elle nous fait rire et fait arrêter le temps.

Un autre concert du duo d’Émile Parisien et Vincent Peirani a ravi une Abbaye pleine à craquer de festivaliers montés à l’assaut des 150 mètres du Mont. Mais l’acoustique capricieuse et la réverbération du lieu nous ont tenus à l’écart des fréquences et subtilités. En reste une image forte et une sensation de communion rare et privilégiée avec un lieu exceptionnel.

Le département de la Manche se voit de plus doté d’une Agence d’attractivité [2] nommée « Lattitude Manche ». Entre marketing territorial et mission culturelle et sociale, ses objectifs sont littéralement de « révéler le potentiel du territoire et de développer sa notoriété au-delà de ses frontières ». Elle a donc travaillé en synergie avec le festival et le CNM pour offrir un rendez-vous privilégié aux invités. Il s’agit de mettre les petits plats dans les grands.

Et puisqu’en musique il est question de goût et de sens, on peut sans exagérer présenter le déjeuner « Meet&Greet », proposé le 16 mai à la Maison Desnos, comme l’un des moment forts de ces JED. Dans un ancien corps de ferme situé sur les hauteurs de la baie de Sienne, le restaurant Le Presbytère a ébloui ses convives. Oui, la gastronomie fait bien partie de cette fameuse exception culturelle française, citée en préambule par le CNM lors du premier déjeuner d’accueil à Paris. Les spécificités locales sont donc un bon moyen d’illustrer l’ancrage territorial d’un évènement culturel auprès d’une assistance internationale. Huîtres, cidre artisanal, agneau de 7 heures et camembert estampillé Jazz sous les Pommiers ont mis tout le monde en parfaite condition pour une après-midi de showcases du jazz made in France.

Les showcases

Sous le célèbre Magic Mirrors, chapiteau de bois et de vitraux, huit groupes français sélectionnés pour l’occasion s’élancent sur la piste. Chaque groupe dispose de 30 minutes, un exercice périlleux qui laisse le temps d’être observé sur le fond et la forme musicale, mais ne recrée pas totalement le contexte d’un concert de 90 minutes où revirements et changements sont permis. Heureusement, les projets sélectionnés sont rompus à l’exercice, autant que les professionnels disséminés dans le public festivalier de Coutances.

La première série débute par le show assez imparable du trio féminin d’outsiders jazz-noise-punk, Nout. Finalistes du dispositif Jazz Migration #7, lauréates du EJN Zenith Award for Emerging Artists en février dernier, elles engloutissent déjà l’Europe à coups de vagues rageuses de décibels entrecoupées de plages de calme poétique à l’humour surréaliste. Les plages pop ensoleillées, douces, voire luxuriantes, de Laurent Bardainne & Tigre d’Eau Douce étaient aussi attendues, et ont davantage divisé les professionnels. On note aussi la prestation carrée, rodée, estampillée rock et jazz progressif d’Ishkero. Servi par l’excellent batteur Tao Ehrlich, le groupe, lauréat Jazz Migration et très en confiance, est présenté comme acteur d’une nouvelle vague. On ne peut cependant pas écrire qu’ils surfent sur la modernité, mais offrent un beau voyage dans le temps.

Eve Risser Red Desert Orchetra © Gérard Boisnel

Le lendemain, même endroit, quasi même heure, c’est le Red Desert Orchestra d’Eve Risser qui ravit les cœurs. La pianiste et compositrice, avec ses onze musiciens, rallie deux continents en un pont structuré intelligemment, en couches polyrythmiques se succédant sur un seul et long titre. Ce groupe embarque l’auditoire et de toute évidence va continuer à s’exporter. Les spectateurs en redemandent, conquis. C’est l’exemple même d’un showcase réussi. Le trio Rouge, porté lui aussi par une pianiste, Madeleine Cazenave, au son résolument plus contemporain et lyrique pour cette prestation, colore les âmes et les tympans d’une même chaleur carmin. Enveloppante, élégante, elle aura suscité une très belle écoute.

Le soir, les concerts de Sélène Saint-Aimé Quintet et Youn Sun Nah, reines de la nuit poétiques et charmeuses, ont remporté notre adhésion. La première ne cesse de conquérir les cœurs d’une voix juste, qui ouvre son héritage martiniquais à tous les vents de l’improvisation. La seconde, star coréenne francophile, fait toujours preuve, vingt ans après être devenue la chérie du public français, d’un charisme et d’une puissance vocale sidérante.

Politique culturelle d’envergure internationale

Ces Jazz Export Days, exposant la création française à des producteurs ou programmateurs du monde entier, se distinguent des programmes de showcases traditionnels par leur ampleur. L’accueil dédié à un groupe de professionnels – entre découverte patrimoniale et conférences – a suscité les échanges de points de vue au sein d’un écosystème économique mondial riche de ses diversités. Au cœur d’un festival de jazz, c’est un bel exemple de synergies d’acteurs économiques dans une politique culturelle d’envergure. Ils suivent la voie de « Jazz in a Nutshell » à Bergen en Norvège ou d’autres rendez-vous similaires qui doivent se développer car ils ont le mérite de tabler sur des retombées positives s’observant sur le long terme. Le modèle de rentabilité immédiate est de toute façon injustifiable dans ce secteur musical, d’autant plus qu’il est encore affaibli par la perte d’activité liée au COVID. Le coût d’une telle opération, qu’on devine important, fait qu’elle ne pourra être renouvelée en l’état chaque année, mais il faut souligner le soin et l’intelligence apportés à sa réalisation. Ils sont le socle fondamental de la créativité artistique.