Sur la platine

Jazz Family : on n’a pas tous les jours 100 disques

Le label Jazz Family, qui fêtera l’an prochain son dixième anniversaire, a publié son 100e disque au printemps dernier.


C’est toujours une aventure que de se lancer dans la création d’un label et de le faire durer dans le temps. Un pari qu’ont relevé Yann Martin et Camille Dal’Zovo en 2015, après avoir travaillé durant plusieurs années à la construction d’une autre maison, Plus Loin Music. Citizen Jazz l’avait salué à l’époque à la faveur d’un entretien. Retour avec la co-fondatrice de Jazz Family, Camille Dal’Zovo, qui porte seule ce label depuis 2017, sur une histoire musicale qui perdure avec de nouvelles références, aujourd’hui au nombre de 111.

Camille Dal’Zovo © Nathalie Chasac

- Quelle était l’idée de départ ? S’agissait-il par exemple de combler un manque et d’investir un créneau pas assez exploré ?

Yann et moi étions tous les deux intéressés par le jazz contemporain et les talents émergents. C’est ce qui avait fait la force de Plus loin. Nous avons donc continué dans cette voie. Yann avait produit de nombreux artistes étrangers aujourd’hui très célèbres, (Avishaï Cohen, Tigran Hamasyan) ainsi que la scène jazz française de la fin des années 2000 : Pierre de Bethmann, Pierrick Pédron, Moutin Réunion, Mina Agossi et j’en passe. Nous avons logiquement continué avec certains de ces artistes, puis avons collaboré avec la scène jazz de 2015, avec entre autres Grégory Privat, Fred Nardin, Rémi Panossian. L’idée reste la même aujourd’hui : conseiller les artistes, les orienter, leur offrir des services complets pour qu’ils puissent sortir leurs albums dans des conditions optimales. La sortie d’un album reste une étape obligatoire dans la construction d’une carrière, c’est tout le travail des labels indépendants que de contribuer à faire émerger ces nouveaux talents.


- Quelles structures contactez-vous lors de la production d’un album, pour contribuer à son financement ?

Le label propose tous types de contrats. Contrat d’artiste, contrat de licence et contrat de distribution. Pour chacun, nous étudions la meilleure option. Certains restent en autoproduction et font des campagnes de financement participatif. Pour d’autres, nous faisons des demandes de subventions auprès de la SCPP, de l’Adami ou du CNM. Chaque cas est unique, c’est ce qui rend mon travail passionnant.

Difficile de parler d’esthétique avec plus de 100 albums au compteur

- Pouvez-vous illustrer de façon assez concrète le budget d’un album (entre les répétitions, le coût de l’enregistrement, les différents droits à payer et la fabrication pour un nombre d’exemplaires donné) ?

Pour faire simple, je dirai que sortir un album nécessite au minimum 10 000 €. Les répétitions et enregistrements se font souvent en « cuisine interne » entre artistes. Pour donner un ordre d’idées, l’artiste principal est payé 30 € par minute pour enregistrer, ce qui donne 1 800 € pour un album d’une heure, environ 3 000 € pour un trio. Il faut ensuite mixer et masteriser, ce que l’on peut chiffrer à 2 500 €. Fabriquer 500 digipacks revient environ à 800 €. La SDRM, 300 €. Ajoutez à cela une attachée de presse, un community manager vous êtes déjà à plus de 10 000 €. Et je ne parle pas des répétitions, des vinyles, des clips, de l’achat publicitaire éventuel, etc.

- Quels sont les points communs de tous les enregistrements du label ? Ou du moins quel est le fil rouge qui les relie ? En d’autres termes, y a-t-il une esthétique Jazz Family ?

Difficile de parler d’esthétique avec plus de 100 albums au compteur. Je peux dire que je porte une attention particulière à la mélodie, à l’émotion que la musique crée. Je suis également très sensible à l’humain, au discours de l’artiste, pourquoi il fait ce disque. J’ai besoin d’écouter de nombreuses fois pour trancher, et ce à des moments très différents de la journée. Il y a les évidences bien sûr, mais pour d’autres, le choix est plus subtil. J’ai tendance aussi aujourd’hui à sortir moins d’albums donc je suis plus exigeante dans mes choix.


- Le disque (au moins sous la forme d’un CD) se vend très peu. Qu’est-ce qui justifie sa production, partant du principe qu’il ne sera pas vraiment la source de revenus et même d’un retour sur investissement ?

Il reste l’étape incontournable dans la construction d’une carrière d’artiste. Il faut présenter sa musique au public et aux médias, c’est ce qui permet ensuite de trouver des concerts, un manager ou un booker. Surtout dans mon cas avec les « newcomers ». On le considère donc aujourd’hui comme de l’investissement en tant qu’outil de communication et de promotion. Les ventes en magasin continuent d’exister malgré tout, et les ventes après concert permettent souvent de rembourser une partie de l’investissement. Mais pour ça, il faut avoir des concerts. Le problème aujourd’hui est qu’il faudrait pouvoir tout faire, des CD, des vinyles, des clips, du merchandising, des pubs Instagram, etc. Notre économie ne nous permet pas de tout faire, à moins d’être multi-subventionné, ce qui est rare chez les talents émergents. Nous devons donc faire des choix ou faire les choses par nous-mêmes.

- Quels sont les disques du catalgue qui vous tiennent le plus à cœur ?

Évidemment le premier album que je citais plus haut et qui a été le moteur de toute cette aventure, le duo Grégory Privat / Sonny Troupé et leur album Luminescence. Magnifique titre par ailleurs pour une première référence. Je ne peux pas ne pas citer le trio de Rémi Panossian avec lequel on a sorti trois albums. Il y a aussi le pianiste Fred Nardin, le contrebassiste Pierre Marcus, la chanteuse Véronique Hermann Sambin et plus récemment des pépites comme Jultrane, Benjamin Asnar ou KLT. J’ai aussi eu la chance de travailler avec Eli Degibri, Dmitry Baevsky ou Omer Avital pour les artistes étrangers. Mais chaque disque a son histoire, son histoire propre et son histoire au sein du label. Je pense pouvoir raconter des anecdotes sur chacun d’entre eux.

La révolution numérique à transformé notre économie


- Comment voyez-vous l’avenir du label ? De façon générale, mais aussi simplement du point de vue de ses projets en cours ?

J’ai des très beaux projets à venir. J’entame une belle collaboration avec le pianiste Armel Dupas sur plusieurs de ses projets et c’est un peu l’idée vers laquelle le label va tendre. L’année 2024 célèbre le 100e album mais aussi les 10 ans de Jazz Family. Ce genre d’anniversaire pousse à la réflexion. J’aurais aimé le fêter dignement mais je trouve que l’ambiance générale n’est pas tant à la fête… Je pense plutôt réduire le nombre de sorties, me concentrer sur des artistes qui ont un entourage et envisager des collaborations sur le long terme autour de plusieurs projets. La multiplication des sorties engorge complètement le système. Il faut s’imaginer que certains médias jazz reçoivent plus de 100 albums par mois. Alors que le genre n’est pas bien représenté dans la presse en général. Cela crée des bouchons, des albums qui passent complètement à côté pour plein de raisons. Mais derrière chaque album, des hommes et des femmes ont investi du temps et de l’argent. Aujourd’hui, je ne souhaite plus encourager la production intensive. Nous devons tous redevenir raisonnables, travailler mieux le numérique pour permettre aux artistes d’exister sans sortir d’albums. Travailler sur des singles, leur image numérique et faire en sorte que le CD arrive bien après. Limiter ainsi les coûts, l’engorgement des sorties, l‘envahissement des cds pour les journalistes et revenir à une production maison rare et de qualité.

La révolution numérique à transformé notre économie, la consommation de la musique et des médias est bouleversée, le système des subventions s’effondre… Tout change autour de nous, mais nous continuons de produire comme avant. Il faut un sursaut sinon je crains que les labels indépendants ferment tous les uns après les autres.