Chronique

Romano Sclavis Texier

3 + 3

Aldo Romano (dms), Louis Sclavis (cl, sax), Henri Texier (b) + Enrico Rava (tp), Nguyên Lê (g), Bojan Z (p).

Label / Distribution : Label Bleu

Pas d’inquiétude ! Si certains s’interrogeaient sur la pérennité de la petite entreprise fondée voici près de vingt ans par Aldo Romano, Louis Sclavis et Henri Texier, ils seront rassurés avec ce nouveau disque qui, de toute évidence, est le fidèle héritier de ses trois prédécesseurs, tout en proposant de nouvelles pistes pour l’avenir. Sept ans, en effet, que le trio n’avait pas investi les studios d’enregistrement. Entre-temps ses membres ont maintenu le fil de leur récit commun via quelques concerts çà et là et, chacun de son côté, ajouté des chapitres très rassurants sur sa santé créative. En réalité, il y avait de l’augmentation de capital dans l’air ! Car le 3 + 1 initial, celui de l’association avec le photographe Guy Le Querrec, celui aussi de la célébration d’une Afrique nourricière [1], cède la place à un 3 + 3 dont le moins qu’on puisse dire est qu’il témoigne d’une belle vivacité.

Exit donc Guy Le Querrec et ses visions magnifiées, fini les albums-photo dont on tournait avidement les pages, place à une nouvelle époque qui convie trois enlumineurs arrivés dans les bagages des trois compères : Nguyên Lê avec Romano, Bojan Z avec Texier, Enrico Rava avec Sclavis. Plus d’images donc, mais une invitation à l’imagination pour de nouveaux voyages hautement dosés en verve lyrique. Et si l’Afrique demeure présente dans les paysages dessinés par ces six musiciens (comment pourrait-il en être autrement, puisque là se trouve la source ?), elle n’en est plus l’inspiration exclusive. En effet, le groupe ouvre largement les portes d’un territoire mondialisé, sans frontière, pour définir une globalisation harmonieuse. Disque d’invocation des brassages, 3 + 3 conserve intacts les principes vitaux qui circulaient dans les veines de la Trilogie africaine, ceux-là mêmes qui se nourrissaient d’un mélange de groove profond et d’évidence mélodique traversé de fulgurances plus free. Romano, Sclavis et Texier se sont toujours affichés comme de véritables chanteurs de leur musique, habités par un besoin de liberté presque animal qui les a conduits avec beaucoup d’engagement à embarquer leurs fidèles vers des espaces où se côtoient les joies et les peines du monde. Leur musique étant une interprétation réaliste de l’être humain, elle est naturellement celle d’une forme d’appel, douloureux parfois comme peut l’être son blues sous-jacent, mais aussi teinté d’une vraie fraternité, donc porteur de sa part d’espoir.

Cette nouvelle formule (prélude à d’autres rencontres ? On l’espère.) vous va droit au cœur. Pas seulement parce qu’elle délivre avec éclat une musique tout en énergie, puissante et chantante, mais aussi en raison de son authentique universalité, tant sur le fond que sur la forme. Voilà une rencontre fusionnelle qui nous rappelle ce qu’est l’idée même du jazz. Une musique de rencontres. Chacun y donne le meilleur de lui-même, et pour cause : la paire rythmique Texier-Romano, qui conte à elle seule un chapitre entier de l’histoire du jazz européen, écrit chaque fois une petite symphonie régénératrice et puissante, les deux vieux amis n’hésitant pas à avancer des pions binaires sur l’échiquier de leur pulsation lorsque l’urgence le commande. Elle offre, de fait, à ses comparses, le plus beau des cadeaux, celui de la liberté et de l’invention.

Et si chacun est venu avec son propre langage, son identité forte, jamais la superposition des voix n’apparaît artificielle, car qu’il s’agit là d’une union dont on sait qu’elle est le fruit d’un souhait partagé. On sait que trop souvent, l’addition de fortes personnalités, idéale sur le papier, peut susciter de vraies déceptions : tel n’est pas le cas ici, bien au contraire. Chaque intervention de Louis Sclavis est une démonstration éclatante de liberté virtuose (écoutons par exemple son chorus au soprano sur le beau « Mohican » d’Aldo Romano). L’adjonction des trois « nouveaux » s’apparente à une greffe qui a si bien pris qu’on l’oublie : une réjouissante dream team parée de couleurs chatoyantes. Ici est convoqué le jazz au sens le plus large, dans tous ses cheminements possibles. Difficile de résister à la fête : la luminosité majestueuse du doigté de Bojan Z, la fluidité rageuse de Nguyên Lê et la verve gourmande d’Enrico Rava sont de nouveaux atouts dans un jeu qui, déjà, se suffisait à lui-même.

L’équilibre de 3 + 3 réside aussi dans une répartition presque mathématique des compositions : chaque membre du trio fondateur est venu avec les siennes, au nombre de deux, l’une étant interprétée à trois, l’autre en formation élargie ; les invités ont apporté leur propre pièce. Sans oublier deux petites échappées improvisées par Romano, Sclavis et Texier selon une habitude qu’on leur connaît depuis leur premier disque.

Avec ce quatrième volet de ses aventures, le trio fait avant tout une belle démonstration de jeunesse. La flamme que ces musiciens historiques ont l’intelligence d’entretenir depuis de longues années, ensemble ou séparément, est un exemple à suivre pour tous les autres. Il ne faudra pas attendre bien longtemps pour que l’un ou l’autre nous réserve une nouvelle surprise. Les Sources de Louis Sclavis, par exemple…

par Denis Desassis // Publié le 4 juin 2012
P.-S. :

Concerts :

  • 16/06/12 Francheville (69) - Root Africaine
  • 3/08/12 Les Sables d’Olonne - RST
  • 16/06/12 Bouray Sur Juine (91) - RST
  • 4/02/13 Amiens - RST + invités

[1Trois albums chez Label Bleu : Carnet de routes (1995), Suite Africaine (1995) et African Flashback (2005).