Scènes

Jazz Week au Taquin

La sixième édition de la Jazz Week était organisée par Le Taquin.


Emmanuel Forster et Christian « Ton Ton » Salut © Michel Laborde

Cinq soirées du 11 au 15 janvier avec un invité différent chaque soir, porté par une section rythmique qui réunissait Christian “Ton Ton” Salut à la batterie, Emmanuel Forster à la contrebasse, et Laurent Fickelson au piano, avec deux sets d’une heure de musique par soir, de quoi contenter les mélomanes les plus exigeants pour des concerts affichant tous complets en prévente. Les invités cette année étaient Laurent de Wilde (piano), Romain Pilon (guitare), Ricky Ford (saxophone ténor), Médéric Collignon (cornet) et David Linx (chant).

Christian « Ton Ton » Salut © Michel Laborde

De l’ordre de l’éphémère, ces soirées qui font la Jazz Week au Taquin nécessitent un tantinet d’organisation entre des musiciens qui ne vivent pas dans la même ville et ne jouent pas forcément souvent ensemble, voire qui n’ont encore jamais joué ensemble. On s’envoie des titres de morceaux, des partitions, des standards, des compos, des idées, des préférences, on prépare la setlist et l’on veut que l’invité en tire le plus grand plaisir en choisissant avec lui les morceaux qu’il affectionne. On se retrouve le jour J pour répéter et fixer tout cela, l’ordre définitif des morceaux, les tempi, les soli, sans oublier ce qu’il faut d’imprévisible, d’extensible : c’est comme cela qu’on procède dans l’esprit de ces musiques qu’on appelle le Jazz !

Maître d’œuvre du projet : Christian “Ton Ton” Salut, musicien qui a débuté sa carrière professionnelle à la batterie au début des années 80 à Toulouse auprès de Sonny Stitt. Professeur de culture rythmique, il est un grand connaisseur de l’histoire du jazz mais avant tout un artiste accompli et grâce à lui on a pu écouter à Toulouse des musiciens comme Abdu Salim, Sonny Simmons, Olivier Témime, Rick Margitza, Bobby Porcelly ou Peter King, pour ne citer que des saxophonistes. Emmanuel Forster, contrebassiste né en 1987, sera la découverte de cette Jazz Week. Un jeu fin et précis et une sonorité claire chez ce musicien solide qui sait comment faire vibrer sa contrebasse hors de son cadre usuel en s’affirmant comme un excellent soliste à la carrière prometteuse bien que déjà impressionnante.

Laurent de Wilde, Emmanuel Forster, Christian « Ton Ton » Salut © Guillaume Petit

Première soirée en trio : Christian “Ton Ton” Salut (d) et Emmanuel Forster (b) invitent le pianiste qui s’est passionné pour l’œuvre de Thelonious Monk : Laurent de Wilde. Pianiste professionnel, il fait paraître en 1996 une biographie sur Thelonious Monk et aime jouer le rôle de pédagogue avec son piano et ses mots.

Au programme de la soirée des morceaux de Monk devenus des classiques comme “Misterioso” qui débute le premier set, ou bien “Monk’s Mood”, “Epistrophy”,”Round Midnight” ou “Pannonica” ; et d’autres bien moins connus comme “We See”,”Think of One ”ou “Work”. Sur chaque morceau Laurent de Wilde (p), en accord avec Christian “Ton Ton” Salut (d) et Emmanuel Forster (b), opère des modifications, soit du tempo original, soit de la structure, et procède à un éclatement des harmonies, comme il l’explique lui-même sur l’intro de “Round Midnight”, le morceau le plus connu de Monk, qu’il se réapproprie et transforme totalement. Entre deux morceaux, le pianiste raconte, non sans humour, nombre d’anecdotes sur la genèse des titres, ou à propos de Monk et d’évènements survenus dans sa vie, comme s’il l’avait intimement connu. Le public semble ravi de ce voyage dans l’univers de Monk qui est à mi-chemin entre le concert et la conférence. La cohésion musicale du trio est réelle, impeccablement « drivée » par Christian “Ton Ton” Salut qui propose un jeu de batterie qui va à l’essentiel, avec beaucoup de nuances, sachant mettre en valeur le piano tout en accentuant les relances et certaines notes du thème, dans l’esprit même de Monk qui usait de contrastes sonores prononcés dans sa musique, de la caresse à a la frappe. Emmanuel Forster creuse avec assurance le sillon musical avec sa contrebasse, comme dans l’introduction de “Round Midnight”, où il exécute longuement un ostinato qui groove, parfaitement détendu, précis et régulier. Le jeu de Laurent de Wilde est très assuré et fluide, volubile même comparé à celui de Thelonious Monk dont il sait donner de l’œuvre sa propre vision, son propre feeling, et on sent qu’il aime à le partager.

Laurent Fickelson, Emmanuel Forster, Ricky Ford © Guillaume Petit

Troisième soirée et nouvel invité en la personne du saxophoniste ténor américain Ricky Ford. Celui-ci est notamment connu pour ses collaborations avec Charles Mingus, Abdullah Ibrahim, Mal Waldron… Vivant en France, il est directeur artistique du groupe Ze Big Band depuis 2009.

Christian “Ton Ton” Salut (d), Emmanuel Forster (b) et Laurent Fickelson (p) croisent Ricky Ford dans un répertoire où l’on retrouve Thelonious Monk (“I Mean You”,”Straight no chaser”), Kurt Weill (“Mack the Knife”), Duke Ellington, des compositions du saxophoniste d’inspiration caribéennes, etc. Le son est au rendez-vous avec le tandem basse-batterie qui développe de belles connexions soir après soir et pulse le temps avec efficacité, le piano plus en retrait semble avoir plus de mal à trouver sa place mais le saxophoniste en verve remplit l’espace avec une sonorité de saxophone ténor large et puissante comme on n’en fait plus, dans la tradition des grands saxophonistes américains. L’amplitude du son rappelle Coleman Hawkins, la puissance et la fluidité Sonny Rollins, et l’attaque et le détaché Dexter Gordon : c’est un peu tout cela mais avant tout son histoire et sa propre esthétique du jazz qu’il joue ici, et c’est une chance pour les amateurs qui apprécient les albums de jazz enregistrés live et publiés dans les années 60, dans des clubs tels que le Village Vanguard ou le Five Spot, de pouvoir ressentir aujourd’hui au Taquin des frissons à l’écoute d’un groupe qui joue live les standards de jazz avec cette qualité, avec un son de saxophone tel que celui de Ricky Ford, qui vous transporte et perpétue la légitimité et l’universalité de cette musique. Ricky Ford aime que l’énergie circule et il sollicite ses partenaires pour des soli ou des échanges en 4/4. Il aime aussi prendre son temps et développer de longs chorus en trouvant la bonne intonation, et fait parfois des citations comme le “Don’t Stop The Carnival” de Sonny Rollins ou le “Pink Panther Theme” de Henry Mancini. Stimulée par ses accompagnateurs, sa musique est généreuse, enjouée, sincère et profonde, et on peut l’ apprécier dans de bonnes conditions acoustiques par une proximité entre le public et les musiciens qui fait qu’on est au cœur du son !

Médéric Collignon © Michel Laborde

Quatrième soirée avec un invité trop rare à Toulouse ; Médéric Collignon. Le cornettiste et chanteur retrouve Christian “Ton Ton” Salut, Emmanuel Forster et Laurent Fickelson dans un club bondé où règne la bonne humeur. Le premier set débute avec “If I Were a Bell“, composition de Frank Loesser devenue standard après avoir été magnifiée par Miles Davis en 1958 dans l’album Relaxin’ with The Miles Davis Quintet. Première note de Médéric Collignon sur son cornet soprano (en si bémol) et la magie du son opère, d’une douceur, d’une rondeur et d’une profondeur envoûtantes.
Le son du cornet est très différent de celui de la trompette car sa perce est conique et non cylindrique, et il est aussi plus ramassé qu’une trompette bien que la longueur de tuyau soit la même (1,50m). Permettant un jeu rapide et souple, le cornet est souvent méconnu du public mais un musicien comme Médéric Collignon le rend indispensable et a su imposer son originalité en l’adoptant. Dans le jazz moderne, Nat Adderley s’était illustré sur le cornet à pistons, et avant lui Bix Beiderbecke il y a de cela un siècle. Médéric Collignon est un cornettiste unique à la grande souplesse d’embouchure, au timbre clair et chaud, dont le jeu se déploie avec aisance sur toute la tessiture (du fa dièse au contre-ut), et il lui arrive aussi par moment de jouer son cornet sans l’embouchure, il exploite donc tous les possibles de l’instrument suivant le son recherché.
Emmanuel Forster, au fil des soirées, gagne en confiance et saisit les bonnes opportunités pour affirmer son talent de soliste, alors que Christian ‘’Ton Ton’’ Salut, en pleine maîtrise de son art, reste concentré sur l’écoute de ses partenaires. Laurent Fickelson joue avec aisance dans l’esprit du Hard Bop qui lui est familier, sur “Zambia“ de Lee Morgan ou sur “Crisis“ de Freddy Hubbard, morceau que Médéric Collignon propose de jouer un demi ton au dessous de sa tonalité d’origine.

Laurent Fickelson © Michel Laborde

Le programme fait la part belle aux compositions de Wayne Shorter et à leurs harmonies complexes (“E.S.P.“,“Speak no Evil“,“Infant Eyes“) : le plaisir chez les musiciens à jouer ces thèmes est réel et on est saisi par la cohésion d’ensemble et par le son global. D’autres morceaux moins connus comme “These are Soulful Days“ du guitariste Pat Martino. Avec “A Flower is a Lovesome Thing“, une ballade de Billy Strayhorn, Médéric Collignon commence par jouer la mélodie au cornet sur un fond musical pré-enregistré de type Aebersold avant d’être rejoint par le trio pour une seconde partie dans laquelle il improvise au chant, mêlant yaourt, scat, techniques de beatbox et vocalisations dans le registre suraigu.
Son timbre est clair et puissant et il aborde sa voix comme un instrument en révélant une tessiture incroyable tout en restant toujours très musical, on en reste pantois ! Son humour décapant allié à une virtuosité vocale et instrumentale de tous les instants font de Médéric Collignon un musicien atypique dont on ressent la sincérité et l’amour du jeu, de la communication et du dépassement de soi.

Un concept qui a fait ses preuves et une réussite pour cette sixième édition de la Jazz Week, organisée par Christian ‘’Ton Ton’’ Salut et Loris Pertoldi, programmateur du Taquin. Un événement important qui illustre brillamment l’appellation « jazz club » accolée au Taquin, même si ce dernier laisse entendre des musiques venues de tous horizons, de tous pays, écrites ou improvisées, avec environ 160 concerts par an. Le Taquin, c’est aussi un accompagnement et un soutien à la création locale, l’accueil de musiciens en résidence, l’organisation de master classes et de jam sessions,en partenariat avec des collectifs d’artistes, des festivals ou des écoles de musique. Un succès bien mérité pour un club qui fait maintenant un peu figure de cavalier seul dans la cité rose où, malgré une demande forte du public et une vie artistique et musicale très développée, les lieux de diffusion du jazz et de la musique en général se font rares. On attend donc avec impatience la prochaine édition de la Jazz Week au Taquin.