Chronique

Kartet

The Bay Window

Guillaume Orti (as), Benoît Delbecq (p), Hubert Dupont (b), Chander Sardjoe (dm)

Label / Distribution : Songlines

La pochette de The Bay Window, cinquième disque de Kartet, est ornée d’une photo de baie vitrée, ce qui ne surprendra pas les anglophones. On y voit un espace à la fois intime et ouvert sur l’horizon, où la lumière rentre à flots, mais où on ne détecte nulle présence humaine. Cela donne à la scène un aspect feutré, l’évocation d’une bulle de silence derrière des vitres qui protègeraient l’observateur des rumeurs de la ville.

L’écoute du disque plonge dans une atmosphère très semblable. Le saxophone alto de Guillaume Orti, au son si particulier, si boisé, aux attaques très fondues, feutrées, dépouillé de tout exhibitionnisme, même quand il articule les phrases les plus rapides, n’est pas pour rien dans l’impression générale d’étrangeté, de douceur lointaine et nostalgique.

Les basses éparses et profondes, la retenue du jeu de piano de Benoît Delbecq contribuent à la mise en valeur de ce musicien excellent et pourtant méconnu qu’est Guillaume Orti. Quant à la paire Hubert Dupont à la contrebasse et Chander Sardjoe à la batterie, elle pousse à l’extrême l’art de faire passer pour simples et évidentes les métriques les plus ardues. L’énergie, la pulsation sont là, toujours présentes, mais jamais envahissantes au point de mettre en danger le fragile climat émotionnel qui imprègne les quinze plages de ce disque.

Il faut dire que Benoît Delbecq et Guillaume Orti se sont rencontrés voici plus de dix-sept ans, en novembre 1989, au cours d’une jam « coup de foudre » que le saxophoniste raconte dans une interview à paraître prochainement sur Citizen Jazz. Hubert Dupont n’a pas tardé à les rejoindre, et tout de suite, le projet Kartet est né autour de deux idées : un son de groupe, sans leader, sans individualité mise en avant et « pas plus d’une idée par morceau », pour favoriser une exploitation approfondie du matériau musical.

Hask, le premier disque, voyait le jour en 1991 chez Adda, avec Benjamin Hénocq à la batterie, un disque peut-être un peu brouillon, pas encore bien léché, mais riches de promesses que le grand Steve Lacy avait déjà détectées. Seize ans après son enregistrement, on est frappé par sa modernité.

La musique prend un caractère plus énergique et groovant, avec le deuxième album, Pression paru chez Deux Z en 1995 ; ce disque tire parfois dans tous les sens, et fait même de brèves incursions dans un free hurlant. Benjamin Hénocq y est encore le batteur, Chander Sardjoe ne devant rejoindre le groupe qu’à l’hiver 1995.

Avec Jellyfishing (PeeWee, 1999) c’est un climat plus proche de la musique contemporaine qui apparaît d’emblée. Il faut dire que l’attrait pour Ligeti et Messiaen était dès l’origine une des passions communes des membres du groupe.

Jyväskylä (Naïve, 2001) montre les progrès de ce groupe dans l’intégration de toutes ses influences, depuis les métriques des musiques indiennes et africaines, jusqu’à la musique contemporaine.

The Bay Window est à ce jour l’opus le plus achevé de Kartet. Plus qu’une évolution dans le matériau sonore – les influences des musiciens sont toujours les mêmes, ainsi que les principes fondateurs du groupe – c’est la façon dont ils sonnent ensemble qui frappe ceux qui ont suivi le parcours de cette formation. Jamais la fusion n’a été aussi totale, jamais les alliages de timbres, la polyphonie, l’étagement des plans, clair et cependant fusionnel, n’a été aussi réussi.

La première plage du disque, « Misterioso », en est aussi le sommet absolu. Elle révèle une autre influence reconnue par les musiciens : celle du jazz. Elle a pour titre un des trois thèmes qu’elle utilise, le célèbre et énigmatique titre de Monk qui a donné son nom à ce qui est peut-être le plus grand disque de ce génie, enregistré au Five Spot en août 1958 avec Johnny Griffin, Ahmed Abdul Malik et Roy Haynes. Se superposent à ce thème (pris ici beaucoup plus lentement que par son créateur et ses suiveurs - seul Steve Lacy dans son disque en solo Only Monk (Soul Note, 1987) osera le « désarticuler » ainsi) un autre thème de Monk, « Straight No Chaser », ainsi que le « Flakes » de Steve Lacy, qu’on peut entendre par exemple dans The Holy La, par le trio formé du compositeur avec ses vieux compagnons John Betsch et Jean-Jacques Avenel (Free Lance, 2003). Il s’agit, comme souvent avec Kartet, de superpositions de thèmes et de métriques, les basses (graves du piano et contrebasse), déroulant lentement leur progression énigmatique pendant que sax et batterie, vifs et élastiques, forment un contraste captivant. Le concept sous-jacent de ce morceau introductif pourrait se définir, selon son auteur lui-même, Benoît Delbecq, comme une forme de « remix acoustique ». En tout cas, son extrême modernité est évidente. Nous avons du reste été frappés par la grande proximité de climat et de thèmes avec un des titres, « Serenade », du disque récemment sorti par Human Feel, Galore (Skirl Records, 2007). Ce groupe, composé de Chris Speed, Andrew d’Angelo, Kurt Rosenwinkel et Jim Black, est du reste jugé comme appartenant à la « même famille » que Kartet par Guillaume Orti, qui s’en sent très proche.

Ce raffinement dans le concept et l’exécution se retrouve bien entendu sur les autres plages de The Bay Window, avec pour chacune un principe ou une idée de base bien caractéristiques du groupe.

On citera par exemple le thème de Bo Van Der Werf, « 21 émanations (1.1) » retravaillé et réarrangé par Guillaume Orti qui est également un des membres d’Octurn. Guillaume Orti en a repris la mélodie en l’harmonisant selon les troisième et quatrième modes à transposition limitée inventés par Olivier Messiaen. Cette pièce est reprise deux fois dans le disque, d’abord sous forme entièrement écrite, puis comme squelette servant de base à des improvisations au climat minimaliste.

Mentionnons aussi « Kalle Gilli », ce titre énigmatique n’étant autre que la façon dont les finlandais prononcent le nom de Charles Gil, formidable passeur du jazz français dans les pays du grand Nord. Ce thème composé de 21 notes groupées en trois cellules de 7, réclame aux exécutants une extrême précision dans le placement rythmique. Hubert Dupont en est le soliste.

Sur « Chrysalide », Guillaume Orti réussit une introduction polyphonique avec son seul alto !

Il faut aussi évoquer « D’hélices » d’Hubert Dupont, morceau aux facettes rythmiques multiples et aux couleurs variées. Il s’agit d’une composition qui s’inscrit dans la lignée d’« Agadez » (sur Hask, le premier disque de Kartet) et de « Lacustre » (sur Jyväskylä, l’avant dernier disque). On y trouve la trace de la passion du bassiste pour les musiques africaines et indiennes. Le climat est parfois très « cool jazz » (« B+B »), à d’autres moments il est typique de l’écriture delbecquienne telle qu’elle s’exprime dans la formation Paintings , notamment, avec un usage parcimonieux, très judicieux, du piano préparé. « Ssssss-Now », apporte même un moment dépouillé d’émotion dans un climat très proche du prélude de Debussy intitulé « Des pas sur la neige ».

Malgré l’extrême variété des procédés d’écriture et d’improvisation, voici un disque parfaitement cohérent, maîtrisé, par un groupe passionnant, au sommet de son art et qui porte haut les couleurs de la musique improvisée française comme en témoigne le très élogieux article que lui a consacré le New York Times.