L’ONJ enthousiasme le Petit Faucheux
L’Orchestre National de Jazz de Sylvaine Hélary entame une tournée d’automne au Petit Faucheux avec un programme autour de Carla Bley
L’ONJ © Rémi Angéli
Annoncé depuis quelques mois en grand format, paritaire, mêlant ancienne et nouvelle générations, c’est peu dire si le nouvel Orchestre National de Jazz dirigé par Sylvaine Hélary était attendu. Après une première date en juin à Jazzdor-Berlin, il amorce une série de concerts cet automne avec un répertoire qui rend hommage à Carla Bley. Le vendredi 12 septembre, en ouverture de saison, le Petit Faucheux accueille l’orchestre devant une salle comble et dans une atmosphère surchauffée.
En consacrant le premier orchestre de son mandat à Carla Bley (1936-2023), Sylvaine Hélary, la nouvelle directrice de l’Orchestre National de Jazz, titulaire depuis le début de l’année, n’affirme pas seulement la nécessité de donner une visibilité plus grande aux femmes dans le milieu du jazz, elle se place aussi dans une histoire qu’elle entend prolonger en rendant hommage à une grande musicienne et meneuse de troupe.

- Léa Ciechelski et Sylvain Hélary © Rémi Angéli
En la matière, la flûtiste a su voir large. Avec dix-sept musiciens sur scène, le plateau est largement investi et rarement on aura vu autant de chaises, pupitres, retours ou câbles envahir le sol. En préambule, Sylvain Elie, directeur et programmateur du Petit Faucheux, lui-même ancien responsable de production et de diffusion de l’ONJ, rappelle quelques-unes des dates de la saison 2025-26 (Ben Lamar Gay, Kris Davis, Angelika Niescier entre autres, de quoi s’occuper cet automne. Les informations sont sur le site du Petit Faucheux). Il souligne combien cette structure ONJ est unique en Europe et surtout l’importance qu’elle peut avoir en ces périodes culturellement troubles (voire troublées). Il rappelle également que le Petit Faucheux a reçu au fil des ans plusieurs musicien·nes, certain·es ayant été artistes associé·es : Sébastien Boisseau, Sylvaine Hélary, Léa Ciechelski). Ce petit monde investit alors la scène et chacun·e gagne sa place.
Carla Bley : une silhouette (sa coupe de cheveux est au jazz ce que la coupe au bol d’Agnès Varda est au cinéma [1]), pianiste, organiste, compositrice dans l’Amérique des années 70 et 80, entourée d’une constellation de musiciens (Paul Bley, bien sûr, qui lui donne son nom puis devient rapidement son ex-mari, Steve Swallow, Gato Barbieri, Steve Gadd, Roswell Rudd…) souvent réunis en grand orchestre comme ce sera le cas pour sa pièce majeure, l’opéra Escalator Over The Hill en 1971 . En écho à cette époque où partout se côtoyaient les ensembles un peu fous, du Liberation Music Orchestra de Charlie Haden au William Breuker Kollektief et du Carla Bley Band (ou Carla Bley Big Band ou même plus tard le Very Big Carla Bley Band), on s’attend à retrouver ce soir une musique enthousiaste, empruntant à droite et à gauche (surtout à gauche d’ailleurs) et bien écrite. On est servi !
Voici quelques années de cela, Rémi Sciuto a fait découvrir à Sylvaine Hélary la réelle originalité du monde de Carla Bley : les arrangements lui ont été confiés. Saxophoniste, discret et grand musicien au CV long comme le bras, à l’aise justement dans l’interprétation des musiques de pupitre en grand format, il renouvelle les compositions de la pianiste sans les dénaturer, trouvant le moyen d’adoucir le son brut des orchestres originaux pour les faire entrer dans une sorte de Third Stream, jubilatoire par bien des côtés.
Car bien souvent, les big bands ont pour défaut d’être de lourdes machines à manœuvrer qui tiennent la route avec assurance mais manquent de ce grain de folie qui rend le moment du concert unique. Ici, le mastodonte est léger. Comme à cette époque libertaire où chacun prenait en charge le rapport à l’ensemble et surtout se pensait dans son rapport au cadre, les musiciens de l’ONJ sont pleinement dedans tout en étant consciencieusement autonomes à l’intérieur.
Dès l’entame, le son collectif vrombit généreusement. Le travail notable de l’ingénieur du son permet d’entendre distinctement chaque instrument, ce qui facilite l’attention portée aux différents pupitres. En la matière, la présence d’un quatuor à cordes tenu par Laure Franz (violon), Anne Le Pape (violon), Guillaume Roy (alto) et Juliette Serrad (violoncelle), joue le rôle d’adoucissant à un orchestre très cuivré qui aurait sonné clinquant en son absence. Tout collectif, aussi homogène soit-il, repose sur les forces contraires et/ou complémentaires qui l’animent, les soufflants (trois saxophones, un tuba, un trombone, un cor, deux trompettes et une flûte), enthousiastes dans les premières minutes, s’en donnent en effet à pleins poumons, au risque de prendre le dessus avant que les équilibres rapidement ne s’opèrent et que l’unité se trouve.
on passe d’un grand ensemble compact à une somme d’individus et à l’émergence de leur individualité
Très vite, ce que dit la musique gagne sur le reste : bouillonnante, colorée, référencée dans le sens où l’on est comme en terrain connu, elle prend l’auditeur par la main dans une promenade un peu folle. Les phrases sont évidentes, voire naturelles. Sans être une pâle copie d’un déjà dit ailleurs, elles sont une relecture, un clin d’œil complice que Carla adresse au jazz et que Rémi fait à Carla, du swing, du be-bop, un peu de free et des musiques traditionnelles. Pour animer tout ça, les blocs jouent des contrastes, s’affrontent ou se complètent, des diagonales nouvelles se dessinent et surgissent d’entre les pupitres cordes/cuivres/rythmique : tel moment se joue en formation resserrée, trio, quartet. Au fil de la dramaturgie du concert, on passe ainsi d’un grand ensemble compact à une somme d’individus et à l’émergence de leur individualité.
Rompus aux formations élargies (Sébastien Boisseau est dans le Gros Cube, Léa Ciechelski dans le Surnatural Orchestra, Quentin Ghomari dans Papanosh, Franck Vaillant dans Tous Dehors), les musicien·nes sont immédiatement à leur place et se trouvent de fait totalement légitimes dans leur partie soliste. Ghomari ouvre le bal avec une trompette délicate (qui trouvera son pendant à la fin du concert avec un solo plus extraverti de Sylvain Bardiau), Hugues Mayot, Illyan Amar, Fanny Meteier s’expriment avec vigueur (mention spéciale à Jessica Simon dont le trombone projette un son puissant et plein). Ces interventions dynamisent l’ensemble en portant la lumière sur telle ou telle personnalité, renouvelant l’intérêt pour ce programme varié, voire copieux.
Outre la variété des climats traversés dans les différentes pièces (dont les connus « India Song », « Musique mécanique » et « Útviklingssang »), la possibilité de passer d’une humeur à une autre, de changer spontanément de braquet dans la seconde frappe l’oreille. L’entrée d’un orgue d’église interprété par un très sérieux Antonin Rayon fait passer le concert dans un moment plein d’humour avant d’être saisi par la beauté du propos. Plus tôt, après une introduction très écrite et qui déroule un propos balisé, l’orchestre s’offre le loisir de partir dans un grand moment de swing échevelé où les solistes s’en donnent à cœur joie, emportés par la frappe polyrythmique et pleine de drôlerie de Franck Vaillant.
La force de cette formation, ce qui en fait aussi l’unité, tient, de fait, dans l’humeur non feinte. Les sourires francs s’affichent sur les visages et illustrent le plaisir à jouer une musique directe et pétillante, joyeusement communicative comme le montre le tonnerre d’applaudissements qui clôture ce concert. Moins aventureuse que certaines propositions des précédents mandats de l’ONJ, il est à mettre au crédit de Sylvaine Hélary de n’avoir pas souhaité, en plus de la direction, imposer son nom aux compositions dès le départ mais d’avoir au contraire su valoriser le collectif. Redisons-le, le mastodonte est imposant mais au fil de la soirée on jurerait pourtant l’avoir vu, à certains moments, s’élever à quelques centimètres du sol.

