Scènes

Extension du domaine du désir par Jozef Dumoulin

Compte rendu du concert de Keiji Haino, Jozef Dumoulin, Teun Verbruggen le samedi 25 novembre 2016

photo : Laurent Poiget


Artiste associé du Petit Faucheux sur la saison 2016 -2017, Jozef Dumoulin participe à la programmation de la salle et apporte son expertise en matière de musique aventureuse et hors des marges. On lui doit ainsi la venue exceptionnelle d’une légende de la musique bruitiste, le japonais Keiji Haino. L’espace d’un concert, ce dernier, soutenu par les claviers de Dumoulin et la batterie de Teun Verbruggen, aura bousculé pas mal de nos acquis et permit d’envisager le son sous un angle d’attaque (le mot est faible) radicalement différent.

Entame de soirée avec un trio franco-belge peu soucieux du bien penser (ou du bien ouïr) qui martèle avec obstination un motif minimal qui gagne en volume. Si le batteur arbore un t-shirt AC/DC, c’est certainement pour rappeler que leur musique a autant à voir avec l’énergie du rock que celle du jazz ; le jeu basique qu’il déroule ne laisse aucunement le doute sur sa capacité à conduire des formules rythmiques plus complexes mais est bien un choix délibéré. En cela, les quatre vingt cinq touches inutilisées de son partenaire claviériste sont également un bel exemple de ce parti pris. Frappant tout du long avec un acharnement insistant sur les trois mêmes notes, il crée ainsi une ponctuation aussi radicale qu’hypnotisante.

Le but de Tandaapushi (prononciation japonisée de Thunder Pussy) est, en effet, de conduire l’auditeur vers un état extatique qui, s’il rate son objectif dans une introduction un peu longue et se termine de manière trop contrastée, entraîne le public dans une bacchanale sonore droite et agressive. Emportés par leur enthousiasme, brusquant leur instrument, les membres du trio s’évertuent à planter autant de clous que nécessaire, confortablement installé sur une ligne de basse linéaire mais volontaire. Pour bien faire, on taillerait dans le vif pour ne garder que la partie la plus efficace qui pousse de manière irrépressible à dodeliner de la tête. Un disque témoigne de leur engagement (2015, chez JVT Landt).

Jozef Dumoulin, Teun Verbruggen, Keiji Haino, photo Laurent Poiget

Lunettes noires et longue chevelure blanche, Keiji Haino est sur scène. La silhouette effilée rappelle celle de Joey Ramone. Comme son frère Johnny Ramones d’ailleurs, Keiji Haino ne sait pas jouer de la guitare diront les fâcheux. Ce qui est faux car même si son jeu est techniquement limité, en réalité, sa manière personnelle d’aborder le son est des plus efficaces.

Le trio existe depuis un voyage de Jozef Dumoulin et Teun Verbruggen au Japon il y a quelques mois de cela. Après quelques dates à eux deux avec des invités de passage, l’occasion se présente de rencontrer cet artiste hors normes qui a plusieurs dizaines de disques (plus de 70) à son actif et qui, tout en explorant des aspects extrêmement variés, consacre l’entièreté de son travail au son dans sa dimension extrême. A la suite de quelques répétitions et concerts en terre nippone, un disque est finalement enregistré pour le label Sub Rosa. S’en suit une micro tournée en Europe dont trois dates en France où il était important d’être.

Le duo belge est soudé. Derrière son Rhodes et ses multiples pédales posées dessus, Dumoulin invente toute une géologie, multipliant des couches aux textures complexes qui s’animent dans une dynamique constamment transitoire. Sur ce sol sourd et pugnace, la batterie de Verbruggen, acoustique ou modulée par l’électronique, sabre de coups de baguettes rapides et précis les territoires de son partenaire avec une vivacité jamais démentie et un renouvellement constant. Se met en branle un monde hallucinatoire qui se dresse et s’enfouit dans un même temps. C’est eux qui dans les premiers moments du concert créent cette pâte épaisse et chaotique.

Haino envisage, de son côté, plusieurs alternatives. Debout puis assis, il bidouille un fatras de pédales sans se fixer sur rien. Dès lors pourtant qu’il insère une petite cuillère entre les cordes de sa guitare pour créer une boucle asymétrique et grinçante, le concert décolle pour ne jamais plus atterrir. Durant plus d’une heure, sa manière d’être et son positionnement par rapport à cette matière brute qu’il façonne en instantané donnent une leçon sur le geste musical.

Keiji Haino, photo Laurent Poiget

Débarrassé justement de tout académisme, plongé, parfois de façon autistique, dans son intériorité, l’entièreté de son corps participe de la puissance sonore qu’il entend faire jaillir. Les cathédrales noires, agressives et obliques qu’il dresse sont arrachées au néant dans une impulsion du désir proprement éjaculatoire.

Cocasse diront les fâcheux précédemment cités. Sans doute. Mais le contraste entre la fragilité physique de l’homme et la solidité de son univers ne trompent pas, il se joue bien quelque chose de cet ordre : une plongée dans les origines de soi et du son. Et le jeu de tambourins ou de cymbale dont il ponctue la soirée et qui tiennent autant de la danse que de la musique en sont bien la preuve. Les cris enfin qu’il met en boucle sur des micros qu’il manipule avec peine sont également la marque d’un besoin irrépressible d’accumuler le maximum d’intensité en vue d’un jaillissement optimal.

On en ressort rincé, à se demander ce qui a bien pu se passer et si c’est trois ne sont pas un trio dans le sens traditionnel du terme, ils ont participé à bouleverser nos repères pour nous conduire vers des espaces sombres mais miroitant de mille éclats.