Scènes

La crème anglaise de Junas

Quelques jours sous le soleil : Jazz à Junas, un festival à la programmation gourmande.


C’est avec deux jours de retard que j’arrive à Junas pour son traditionnel festival de jazz. Une tradition perpétuée depuis 29 ans par une association avec une équipe de bénévoles aussi rodée que bienveillante. Créé par trois amis passionnés de musique, ce festival est aujourd’hui un événement phare du village. Pendant quelques jours Junas revêt sa tenue de festival : les rues empruntent le nom de célèbres musiciens, la place de l’avenir devient un lieu de concert, le temple accueille une exposition sur le jazz au féminin, les panneaux de signalisation arborent le nom du festival et les carrières se transforment en espaces magiques où, sous les yeux de plusieurs centaines de curieux, villageois et habitués, le jazz se fait.

Il est important de préciser que le festival s’inscrit dans une dynamique culturelle locale et régionale afin de faire découvrir le jazz au plus grand nombre (avec par exemple la mise en place de dispositifs pédagogiques et d’actions culturelles), mais également afin de soutenir des musiciens émergents et mettre en valeur des artistes locaux comme Inui. Ce groupe lauréat des résidences Occijazz crée un univers musical qui mélange les origines et les cultures. Des jeux de voix et des jeux de chants sur des jeux de langues et des jeux de mots s’entremêlent et rythment l’univers musical singulier de ce groupe.

Inclusivité et rencontre sont deux éléments importants de cet événement estival qui, chaque année, met en avant un pays ou une culture. Aujourd’hui c’est l’Angleterre qui est mise à l’honneur. Un choix judicieux au vu de cette scène anglo-saxonne épatante de diversité, nébuleuse en perpétuelle mutation qui compte de talentueux musiciens aux influences musicales hétéroclites.

Mammal Hands © Patrick Martineau

Ayant manqué Dave Holland et la musique tribale de Shabaka Hutchings, mon expérience débute avec Mammal Hands. Le trio, composé des frères Smart et de Jesse Barrett, est envoûtant. Leur set se compose de morceaux connus de leur répertoire (« Kandaiki », « Quiet Fire »), mais également de quelques titres issus de leurs derniers albums Capture Spirits (« Chaser », « Riddle »). Leur musique pleine de relief mêle mélodies entêtantes et rythmes turbulents. Ils maîtrisent la tension et la montée en puissance, avec des moments d’improvisation dynamiques. C’est d’ailleurs à la suite d’un remarquable solo du batteur Jesse Barrett que le public exulte enfin, encourageant, remerciant ou ovationnant ce moment hors du temps où le musicien semblait danser avec son instrument. Le saxophoniste, parfois criard, impulse un dynamisme qui s’accorde parfaitement avec le jeu plus intimiste et aérien du pianiste.
Le lendemain, l’expérience continue avec le saxophoniste Andy Sheppard accompagné du contrebassiste français Michel Benita. La complicité entre les deux hommes crève les oreilles. Leur dialogue improvisé crée une poésie douce, vivante et pleine de subtilité. Dommage que ce moment ait été parasité par les drones environnants.

Portico Quartet © Patrick Martineau

Le groupe londonien Portico Quartet monte sur une scène à peine éclairée avec l’« Opening » tiré de leur dernier album Monument. Un morceau aux sonorités très électroniques (voire industrielles) dans un style minimaliste ambiant propre à cette formation. Le public, au premier abord décontenancé, parvient petit à petit à entrer dans cet univers musical sombre et singulier. Je regrette tout de même la linéarité de leur prestation, due très certainement aux différents loops et à la similarité des gammes interprétées au sein de leurs morceaux. Mais cela n’enlève rien à la justesse et à l’hypnotisme de leur performance. Chaque morceau semble être construit de façon architecturale ou géométrique. Les motifs électroniques s’intensifient au fur à mesure du concert qui prend presque des allures psyche-trance-trip-hop.

Gogo Penguin © Patrick Martineau

L’expérience se termine avec les Gogo Penguin. Plus de deux ans qu’ils n’étaient pas montés sur scène. Ils démarrent avec un classique, « Atomished » tiré de leur album GoGo Penguin. La performance est efficace. Des mélodies aux mélancolies narratives articulées autour d’une rythmique dynamique et moderne. Les transitions harmoniques sont interprétées avec justesse et participent au contrôle de l’intensité musicale. Les dialogues entre les musiciens créent des modulations mélodiques entrainantes, en particulier dans le morceau « The Antidote Is in the Poison » tiré de leur dernier EP Between Two Waves. Les musiciens se sont éloignés du côté très électronique de leur début. Leur performance très construite manquait d’un soupçon d’improvisation.. ou plutôt d’impétuosité. J’aurais aimé que le festival s’éteigne sur une performance plus dynamique, mais, le Covid ayant eu raison des Nubian Twist, c’est avec plus de douceur que les pingouins ont clôturé cette 29e édition de Junas.

Si je devais tirer une conclusion de ces quelques performances made in England, je dirais que la scène anglaise a encore de beaux jours devant elle. À la fois fascinants et envoûtants, ces musiciens ont un talent qui ravit les oreilles des jazzophiles curieux.

Coccolite © Patrick Martineau

Aux côtés de ces musiciens britanniques, de nombreux musiciens français étaient également programmés, tels que Piers Faccini et son groupe Shape Of Fall. Un folk oriental entre musique du monde et pop anglaise. Un timbre de voix agréable et des mélodies entraînantes ont ravi le public du festival qui n’a pu s’empêcher de danser. Il y a eu également Yom et Leo Jassef. Programmés à la dernière minute en remplacement de Nubian Twist, les deux musiciens nous ont livré une performance très singulière avec une pièce ininterrompue faisant voyager l’esprit. Enfin, Coccolite. Programmé à 18 heures sur la place de l’Avenir, le groupe aurait fait un tabac sur la grande scène des Carrières. Ces trois musiciens d’une rare générosité ont livré une performance d’une grande qualité et d’une grande justesse. Un bon dirty jazz qui groove. Intitulés « Cap Cap », « Entre Deux Eaux » ou « Descente d’Acide » pour ne citer qu’eux, les morceaux qui composent le set sont tirés de leurs deux albums Echo et Live now. Les improvisations ou moments de liberté sont précis et efficaces, car maintenus par les dialogues et l’écoute entre musiciens. L’hybridation sonore née de ce trio est savamment accessible, faisant de leur performance une véritable expérience musicale.

Jazz à Junas fait partie des espaces où le jazz, rythmé par le chant des cigales, se fait et se vit à taille humaine. Les gens y sont aussi bons que la musique qui s’y joue. Alors merci, Junas, j’ai hâte de découvrir ce que tu nous réserves pour ton 30e anniversaire.