Scènes

Échos de Jazz sous les pommiers 2016 (4)

Compte rendu du festival normand de Coutances


François Raulin et Didier Levallet Brotherhood Heritage par Gérard Boisnel

Nous sommes au dernier jour du 35e Jazz sous les Pommiers et n’avons pas vu le temps passer. Le rythme des concerts ne faiblit pas, leur qualité non plus.

Samedi 7 mai 2016
Sarah McKenzie invite Stéphane Belmondo : We Could Be Lovers
En plein après-midi, alors qu’un soleil généreux éclaire Coutances, la foule se presse à l’entrée de la salle Marcel-Hélie pour entendre Sarah McKenzie.

Lorsque la jeune Australienne, récemment sortie du Berklee College of Music of Boston, entre en scène et s’installe à son piano, on pense évidemment à Diana Krall. La pianiste chanteuse nous montre très rapidement que, si sa silhouette et celle de l’artiste canadienne sont proches, chacune a bien sa propre personnalité.

Sarah McKenzie quartette par Gérard Boisnel

Sarah McKenzie confesse un goût particulier pour le Song Book américain et le programme, largement tiré de son troisième album, We Could Be Lovers (Impulse / Universal Music, 2015), le démontre amplement : Cole Porter, George Gershwin, Henry Mancini, Duke Ellington et Jerome Kern. Il y a aussi des compositions originales réjouissantes comme « Quoi, quoi, quoi », sur un rythme de bossa.

La jeune femme possède une belle voix d’alto avec un assez grand ambitus, qu’elle utilise rarement de façon complète. La puissance est là, tout comme une articulation impeccable. Pour autant, Sarah McKenzie n’est pas qu’une pure technicienne. Elle associe à une vraie expressivité, du visage notamment, une réelle sensualité et un sens de la pulsation qui paraît inné. Bref, nous avons là une riche personnalité de compositrice et d’interprète dotée d’une grande présence.

Ce soir, Sarah McKenzie était accompagnée d’un solide trio : Gregory Hutchinson (un batteur volontiers mutin), Pierre Boussaguet (très présent, très mélodique à la contrebasse) et Jo Caleb qui a fait une belle impression à la guitare. Son invité, Stéphane Belmondo, avait physiquement quelque chose de l’ours face à la poupée. Impression vite démentie et effacée par la subtilité et la profondeur de son jeu.

François Raulin et Didier Levallet : Brotherhood Heritage
Ce programme, comme le suggère son nom, se propose de rendre hommage à la Confrérie du souffle (Brotherhood of Breath) du pianiste sud-africain Chris McGregor. Les souffleurs réunis par les deux arrangeurs forment une équipe de rêve : Michel Marre et Alain Vankenhove (trompettes), Jean-Louis Pommier et Matthias Mahler (trombones), Chris Briscoe, Raphaël Imbert et François Corneloup (saxophones et clarinettes) ! Simon Goubert complète avec brio la section rythmique.

Didier Levallet © Jean-François Picaut

Arrangements de McGregor, compositions personnelles de Raulin ou Levallet, les ballades succèdent aux pièces dansantes. L’improvisation peut s’épanouir à son aise. Tout cela dégage une joie très communicative. Brisco (alto) et Imbert (ténor) signent de beaux solos sur « McGregor » de Raulin. Corneloup s’illustre sur « Chrismalogy » (Levallet) qui bénéficie d’une orchestration somptueuse. « Country Cooking », titre éponyme du dernier album de McGregor, met en valeur Jean-Louis Pommier et aussi Imbert et Corneloup. Raulin, qui assure une direction magistrale et réalise une belle prestation au piano, interprète à la sanza une pièce originaire du Zimbabwe qui offre à Levallet l’occasion d’une vraie démonstration de contrebasse.

François Raulin © Jean-François Picaut

Le héros de la fin du concert est sans doute Simon Goubert qui brille dans un vrai festival : polyrythmies, variations de vitesse, de hauteur du son et de couleurs !

Thomas Enhco solo, Bojan Z et Julien Lourau duo, René Urtreger trio : « 1, 2, 3, Piano »
Thomas Enhco solo
Jazz sous les pommiers avait quitté Thomas Enhco après un beau concert en trio au Magic Mirrors (2014). Le revoici en solo sur la scène de Marcel-Hélie, pour y interpréter une grande partie de son dernier album encensé par la critique, Feathers (Verve / Universal, 2015).

Thomas Enhco par Gérard Boisnel

Beaucoup de titres, les ballades surtout, ont en commun d’illustrer toute l’ampleur et la profondeur d’un piano dans la somptuosité des graves, très présents, et la fraîcheur des aigus. L’art de Thomas Enhco réside dans l’alliance intime d’un discours mélodique sensible, délicat, et d’un tissu harmonique fluide, riche et savant. Il sait encore faire gronder l’orage avec ses couleurs violentes mais toujours il débouche sur une éclaircie. Parfois aussi, le rythme se fait plus nerveux, plus rapide. On n’est alors jamais loin de la danse. Un moment très agréable.

Bojan Z et Julien Lourau duo
Ils ont plus de vingt ans de compagnonnage musical depuis leur première rencontre au Sunset, c’est dire leur complicité. Bojan Z (piano, Fender Rhodes) et Julien Lourau (saxophones soprano et alto) nous régalent ce soir d’un programme issu, pour une bonne part, de Bojan Z x Julien Lourau duo (Two Birds One Stone, 2015).

Bojan Z et Julien Lourau par Gérard Boisnel

Tout commence par une confrontation entre le soprano et les deux claviers joués simultanément. Le décor est planté, le climat installé : « Embarquez, Messieurs - Dames ». Le public ne se fait pas prier. Dans « Seeds », le ténor commence de façon plutôt heurtée et rugueuse avant de se faire plus mélodique et lyrique après l’entrée du piano. Et nous voici transportés à Sarajevo avec « Full Half Moon » de Bojan Z (Soul Shelter, 2012). Tout débute avec des percussions, sur le bâti et les cordes du piano et sur les touches du saxophone en l’absence de souffle. Petit à petit s’élabore le rythme d’une danse ethnique. Et nous évoluons vers la mélodie avec le saxophone qui se fait orientalisant. C’est bien là toute la liberté du jazz tel que l’aiment et le pratiquent ces deux athlètes de leurs instruments. On notera aussi cette entrée discordante et d’aspect brouillon des deux instruments (réminiscence du free jazz), Lourau jouant même en growling, avant que le dialogue ne se fasse plus incisif, insistant sur le rythme et que Lourau ne semble prendre son envol tant il joue vite !

Le public est ravi de ce jazz qui assume son histoire mais l’emmène aussi dans les chemins de traverse, au vent de l’aventure. Il va déchanter lorsque des « impératifs horaires » vont le priver d’un rappel ardemment réclamé.

René Urtreger trio
Lorsqu’il revient à la scène jazz (dans les années 1980) après vingt ans d’absence et d’errances diverses, le bop dans lequel René Urtreger s’est illustré et qui l’a fait connaître n’est plus le courant montant du jazz. Qu’à cela ne tienne, le pianiste entend lui rester fidèle. Il ne déviera pas de cette ligne jusqu’à aujourd’hui.

Nous le retrouvons en trio avec Éric Dervieu (battterie) et Yves Torchinsky (contrebasse) : une formation qui a plus de trente ans. C’est dire le niveau de communication, je devrais dire de communion, entre les trois hommes.

René Urtreger par Gérard Boisnel

La marque du trio Urtreger, c’est le swing, une qualité indispensable au jazz selon le pianiste. C’est ce qui rend plaisante une musique dont on n’attend plus qu’elle nous surprenne. A défaut, elle nous charme. Le toucher de René Urtreger est précis, élégant, qu’il interprète Monk, Gillespie, Basie et Parker ou qu’il leur rende hommage. Ses compagnons de scène lui tissent un écrin de prix et s’expriment sans détoner quand ils prennent la parole. « Timid », une composition dédiée à Agnès Desarthe, qui vient de lui consacrer un beau livre (Le Roi René. René Urtreger par Agnès Desarthe, Odile Jacob, 2016), est emblématique du concert. Le thème en est très mélodieux, Urtreger joue avec une grande douceur après un prélude délicat à la contrebasse suivi d’une entrée rapide et rythmée de la batterie jouée aux balais.

Toute une partie du public est ravie, Urtreger le sent et enchaîne les titres au-delà du temps prévu, au grand dam de ceux qui ont été privés du rappel de Bojan Z et Lourau !

C’est ainsi que s’achève cette 35e édition, à marquer d’une pierre blanche. Tout aura souri aux festivaliers et aux organisateurs : une ambiance ensoleillée, une qualité musicale homogène et de haut niveau, sans oublier la plus belle fréquentation de l’histoire du festival ! Denis Lebas ne cachait pas sa satisfaction en annonçant les chiffres : 38 500 entrées dont 31 800 payantes, 41 concerts complets, un taux de fréquentation de 94%, 3 300 abonnés (un record absolu) et un total de festivaliers (salles et rue) estimé à plus de 80 000… Un beau défi à relever pour la 36e édition, du 20 au 27 mai 2017.

Une bonne nouvelle, pour tous ceux qui connaissent le travail et l’oeuvre d’Airelle Besson, venait couronner le tout : le soutien de la SACEM et de la Drac Normandie permet à sa résidence de se prolonger d’un an…