Scènes

Ljubljana et la magie des sons désobéissants 🇸🇮

Contrebasse en chantier, parenthèse enchantée pour Sound (Dis)obedience 2025 ?


Cette année encore, le festival slovène Sound (Dis)obedience installé à Ljubljana et pensé par son organisateur Tomaž Grom s’est affirmé comme l’un des plus ambitieux et des plus accueillants pour les musiques peu sages, expérimentales et entrant dans le champ du jazz et des musiques improvisées ; en un mot, des musiques d’art & essai. Avec une programmation aussi cohérente qu’elle peut être surprenante, un regard était posé cette année sur les musiques des rives sud de la Méditerranée, du Liban à la Palestine. Un choix politique mais aussi une envie folle : celle du partage.

On sait la Slovénie terre de percussionnistes. Le petit pays d’Europe Centrale a certes Zlatko Kaučič, mais le premier concert de cette édition 2025 nous propose six percussionnistes installés en cercle, comme le public autour d’eux, pour une expérience sonore hypnotisante sous la direction de Simon Klavžar, professeur de percussion à Ljubljana. Cela consiste en six pièces de bois brut, de différentes tailles, qui vont servir d’idiophone au rythme calculé des musiciens, suivant la partition de Michael Gordon. Véritable œuvre de musique contemporaine commandée à l’origine pour la danse, Timber trouve ici sa place pour son impressionnante rigueur sonore, cette capacité à produire des syncopes fantômes dans le décalage progressif, et dans la répétition des timbres de la frappe. C’est une galaxie de sons qui nous accueille, avec une persistance enivrante, notamment grâce à la spatialisation du son. Un sentiment de concert personnalisé.

Cham Saloum © Franpi Barriaux

L’émotion était autre pour le second concert, qui réunissait un trio moyen-oriental qu’on n’a que trop peu entendu en Europe ; gageons que si des programmateurs ont assisté à la chose, il en sera autrement. Jazia, intitulé ainsi car c’était le prénom de la grand-mère de la Palestinienne Salwa Jaradat. Si la musique du trio est habitée par cette chanteuse et ses dispositifs électroniques qui donnent à la musique une impression joliment psychotrope, il doit beaucoup à l’oudiste Cham Saloum qui éclaire ce concert d’une virtuosité toujours à propos, sans tentation d’excellence. Installée depuis des années en Allemagne, la jeune Syrienne travaille son instrument par des attaques rapides et nerveuses ou frotte ses cordes avec des tiges de métal en guise de plectre. Pour lui répondre précisément, le percussionniste libanais Ali Al-Hout travaille notamment un grand daf à la peau froncée qui offre des possibilités tonales incroyables, amplifié par un dispositif électro-acoustique. Le reste est lié à la voix de Salwa Jaradat, émouvante et profonde, qui ponctue ses chansons issues des traditions palestiniennes du contexte de ces musiques. Magique.

Daniele Roccato © Franpi Barriaux

Le second jour est une histoire de basse dans tous ses états. Tomaž Grom, le directeur de ce festival, est contrebassiste, et Sound (dis)obedience est d’abord une histoire de plaisir, ce qui conduit à l’invitation de Daniele Roccato, contrebassiste qui a partagé la scène avec Michele Rabbia et qu’on a entendu dans le contexte de la musique écrite contemporaine ou pas, avec un répertoire allant de Bach à Gubaïdulina. C’est une de ses propres pièces que joue ici le contrebassiste, avec une concentration extrême, pour faire corps avec les cordes et l’archet. La musique est belle, solennelle mais jamais guindée, l’instrument vibre de tous ses atomes et l’archet est un vecteur d’émotion intense et appelle à l’écoute profonde.

Farida Amadou Aquiles Navarro © Franpi Barriaux

Farida Amadou en appelle à d’autres sensations avec sa basse électrique furieusement saturée. C’est brut, c’est dru et ça bouscule, d’autant plus qu’à côté d’elle, on est ravi de retrouver Aquiles Navarro, le trompettiste d’Irreversible Entanglements. La trompette aussi est dans tous ses états pour chercher un point de rupture à l’horizon. Il en est de même des conques marines ou des dispositifs électroniques et acoustiques pour porter le propos à ébullition. Amadou est impressionnante de rigueur et de concentration pour porter l’estocade dans la raucité de sa basse qu’elle frappe ou rend mate avec toutes sortes d’objets pour entraver les cordes. On se laisse porter par le flot charriant toutes les émotions bruitistes. De son côté, Navarro est le calme incarné ; il souffle dans une conque marine ou enserre la basse dans une électronique acide et acerbe qui conduit à la nuit, emportée par ce chaos salvateur.

Maurice Louca © Franpi Barriaux

C’est par la basse de Tony Elieh que la soirée avait commencé, dans une ambiance une nouvelle fois marquée par le pourtour méditerranéen. Le Libanais est avec son compatriote, le remarquable guitariste Maurice Louca. Ils sont aux côtés de Burkhard Beins, le percussionniste allemand connu pour Polwechsel. Le trio Marmalsana a ses rhizomes plantés dans la musique arabe, mais c’est avant tout le son qui passionne les musiciens ; là aussi des bâtons entravent les cordes, et la basse est souvent jouée à plat, comme un clavier de percussion. Le propos est intense, l’écoute mutuelle à son apogée. On est vite emporté par la guitare de Louca qui est la colonne vertébrale d’un propos où Beins est affairé sur sa caisse claire avec de multiples bols, billes ou une simple corde de guitare tendue sur un socle de polystyrène, joué à l’archet ; de quoi faire voyager au gré des sons, de Berlin à Beyrouth.

Trio Akchoté, Pisarović, Buck © Franpi Barriaux

Pour le dernier soir, après un workshop, tradition annuelle du festival cette année organisé par Farida Amadou sur la base d’une improvisation dirigée par des indications graphiques, c’est la voix qui prédominait dans cette dernière soirée. D’abord avec un trio déjà remarqué par le passé qui réunissait le guitariste Noël Akchoté et le batteur Tony Buck aux côtés de la chanteuse croate Vesna Pisarović. Cette dernière, remarquée depuis longtemps pour ses choix radicaux et ses orchestres luxueux, est un phénomène vocal. Après des années dans la pop ou le sevdah, cette musique des Balkans qu’on pourrait comparer au rebetiko grec ou au fado portugais, fait montre de toute la gamme de sa technique vocale puissante et pourtant tout en légèreté. Trop démonstratif ? Parfois. Alors qu’Akchoté joue sobre et efficace, ses deux collègues semblent parfois dans la surenchère sans que cela ne ternisse la cohésion générale, généreuse, où Pisarović introduit dans son improvisation des traces de sevdah.

Thuluth © Franpi Barriaux

Il ne semble pas incongru que le festival se termine sur un feu d’artifice. Le trio Thuluth réunit, autour du contrebassiste et plasticien de Beyrouth Raed Yassin, la chanteuse Ute Wasserman et Magda Mayas. La pianiste est époustouflante de maîtrise et de créativité ; son piano préparé va chercher des sons profonds et émouvants, jamais incongrus. Elle trouve toujours la sensation juste dans les entrailles de son piano avec des cordes ou des baguettes, des pièces de métal ou de petits mécanismes. Wasserman est une technicienne hors pair : ses accessoires, des sifflets au tambourin, servent à jouer avec le souffle et le micro. Elle ne prédomine jamais, ponctue souvent, s’inspire du piano dans ses frottements comme dans ses attaques ou joue avec Yassin qui utilise sa contrebasse comme un média sonore couché sur la tranche et faisant vibrer aux archets des bols de métal ou une petite lyre. La truculence de Yassin fait de ce trio un moment joyeux, idéal pour clore une édition réjouissante.

Nous écrivions l’an passé qu’il s’agissait sans doute d’un des meilleurs festivals d’Europe. Dans ce beau coin d’Europe Centrale au milieu des montagnes, ça se confirme cette année, tant dans la cohérence de la programmation que dans ce goût de la transmission.