Kaja Draksler et Susana Santos Silva à la Dynamo
Retour sur le concert de Kaja Draksler et Susana Santos Silva avec Louis Laurain en première partie.
En cette soirée du mercredi 26 octobre, il fait étonnamment chaud. Trop pour la saison. L’exceptionnel devient la norme. C’est avec ces pensées funestes que je dirige mes pas vers la Dynamo pour une soirée consacrée à la trompette qui me fera un temps oublier le reste.
- Louis Laurain © Isabelle Lecomte
C’est Louis Laurain qui entame la soirée devant une assistance plutôt clairsemée dans laquelle ont pris place Kaja Draksler et Susana Santos Silva, que l’on entendra en deuxième partie. Julien Desprez est là aussi, en curieux. Le trompettiste s’installe sur une chaise pliante. Deux micros sont disposés autour de lui. À sa gauche, sur une caisse en bois, trônent tout un tas d’objets : sourdines de différentes tailles, appeaux, pistons, et trompette bien entendu. Qu’il empoigne vigoureusement pour se lancer dans un blues traînant et bancal, un peu sale, qu’il accompagne de sourds battements de pieds. Pas de temps mort. On se croirait dans un roman de James Lee Burke. Laurain enchaîne avec un morceau très enlevé, rythmé par les cliquetis des pistons de son instrument. Deux sourdines sont posées à l’envers sur ses genoux, sur lesquelles il martèle un rythme entêtant avec une tige métallique. Entre chaque morceau il bidouille sa trompette. On n’y comprend trop rien. Il enlève des éléments, ajoute appeaux et sourdines, change un piston, visse, dévisse, revisse. Ingénieur en tuyauterie. Mécanicien sonore. Louis Laurain fait sortir de sa trompette des sons inédits, inouïs, insensés. Il multiplie les effets sans aucun artifice électronique. Ici point de pédales. Le corps tout entier est convoqué : ventre, poumons, bouche, nez, lèvres. Musique viscérale et sauvage. L’air est malaxé, comprimé, trituré. Il circule dans les tuyaux, corps et trompette ne formant plus qu’un tube géant. Acoustique des fluides. Ça rentre, ça sort. Ça siffle, souffle et s’échappe. Aspiration, expiration, inspiration. L’inspiration justement, Louis Laurain semble la trouver dans la nature au milieu des chants et des cris d’oiseaux. Car Laurain en est un, d’oiseau, un drôle même, qui emmène son instrument dans des contrées inédites et fascinantes grâce à une maîtrise technique sans faille et à une imagination foisonnante. Il ne s’interdit rien et nous captive du début à la fin dans un solo gonflé d’une liberté absolue. S’il passe par chez vous, ne le manquez sous aucun prétexte.
- Kaja Draksler / Susana Santos Silva © Isabelle Lecomte
C’est le duo de Kaja Draksler et Susana Santos Silva qui prend le relais. La pianiste slovène et la trompettiste portugaise se connaissent depuis longtemps. Elles partagent le même goût pour l’expérimentation et les musiques sans frontières, dont elles sont aujourd’hui deux des plus aventureux fers de lance en Europe. Cette hydre à deux (fortes) têtes présente à la Dynamo son dernier album, Grow, qui vient de sortir chez Intakt Records. Kaja Draksler s’installe au piano, plonge dans ses entrailles pour vérifier ses préparations. Susana Santos Silva est à sa gauche, visage émacié, chemise d’un blanc éclatant. Les deux jeunes femmes cultivent une certaine ressemblance capillaire. Cheveux courts, idées longues.
La musique démarre. Sans un regard. Elle se déploie, avance et ondule jusqu’à nous. Parfois proche du murmure, d’autres du cri, elle semble n’obéir à aucune règle, à aucune maîtresse, donnant l’impression quelquefois d’échapper même à ses créatrices. Les deux musiciennes jouent dans leur bulle sans un regard entre elles. Ni pour le public, d’ailleurs. Elles font chacune cavaler leurs doigts immenses telles des araignées géantes, à la Louise Bourgeois. Touches, pistons. Ballets de doigts. Sons divers sortis des entrailles de ces drôles de dames.
Le public, pourtant attentif, semble circonspect, tousse, gigote. C’est que cette musique peut désarçonner, même pour des amateurs qui, eu égard à leurs têtes chenues, semblent en avoir vu d’autres. C’est du brutal, de l’expérimental. C’est anguleux, ample, aride. Abscons peut-être. Et arythmique aussi, souvent même. Pas de possibilité évidente de suivre un semblant de tempo. Tout est bancal, en décalage perpétuel. Et pourtant, au bout d’un certain temps, on entre dans leur musique, dans leur intimité. Presque trop tard.
Le concert s’interrompt brusquement. Un rapide et timide salut. Applaudissements du bout des doigts. Puis plus rien. Les lumières se rallument. Les spectateurs s’échappent. C’est fini.