Chronique

Mike Westbrook Orchestra

London Bridge Live in Z​ű​rich 1990

Label / Distribution : Autoproduction

Embrasser l’Europe, c’est depuis quelques années une gageure pour un sujet de la couronne britannique. En ces temps de Brexit, c’est même un parti pris. Lorsque nous avions interviewé Mike Westbrook en 2022, celui-ci considérait cet évènement comme une catastrophe pour la culture ; sa musique, profondément européenne, s’affranchit durablement des frontières. Lorsque sort en 1988 London Bridge is Broken Down, commande du festival d’Amiens Le temps du Jazz, tout le travail du couple Westbrook sur la comptine anglophone est justement de faire voyager la musique du Mike Westbrook Orchestra (MWO) dans tout le continent avec des musiques et des paroles (textes d’Andrée Chedid, de Goethe…).

En 1990, alors que le présent concert est capté à Zurich, l’histoire a déjà rattrapé la musique : nous sommes quelques mois après la chute du mur et il y a une euphorie de liberté sur le continent. Elle se retrouve dans la pièce « Wenceslas Square » qui exalte cette nouvelle donne : Westbrook, en surplus de son orchestre de fidèles (Brian Godding à la guitare, Chris Biscoe et Alain Wakeman aux saxophones, les forces en présence ici sont les plus régulières dans ses formations), s’est attaché les services de l’orchestre de chambre Docklands Sinfonietta qui donne d’autant plus de profondeur à cette musique intelligente, fine et pleine de surprise. Pour lui donner davantage de corps, alors que le paradigme ellingtonien de Westbrook épouse des arrangements de velours, Kate Westbrook déclame « Traurig Aber Falsch » du poète Bernhard Lassahn, né avant le mur dans ce qu’on appelait encore en 1990 la RDA. Dans ce voyage immobile, entre cordes et vents, Mike Westbrook étincelle et fait briller. Cette incursion en Allemagne, et surtout cette longue pièce d’une demi-heure qui célèbre les premiers manifestants contre le Mur de Berlin sur la Place Wenceslas, est d’un raffinement rare. On perçoit les Westbrook stimulés par l’énergie de l’époque portée par la base rythmique de Tim Harries à la basse et Peter Fairclough à la batterie, bien secondés par le trombone de Paul Nieman ; le morceau se termine pourtant dans la gravité crépusculaire des cordes. Une intuition ?

De « Picardie », pièce qui annonce une série de textes en français -toujours un délice d’entendre Kate Westbrook dans notre langue, on le sait depuis Chansons irresponsables - à « Vienna », l’excursion du MWO est étourdissante. Il faut se rendre compte que la musique de l’Anglais est ici à un moment charnière, entre l’écriture de Rossini, son travail de 1986 dont on perçoit encore de nombreuses traces, et The Orchestra of Smith’s Academy (ou même Catania paru il y a trois ans) qui recentre son propos autour du jazz. « London Bridge », longue pièce inaugurale, en témoigne, le gimmick de la comptine servant toutes les déclinaisons possibles mais soulignant la puissance et l’énergie du MWO en premier lieu. Ce témoignage proposé ici, rendu possible par les techniques numériques qui ont permis d’exploiter l’enregistrement avec brio, est d’une rare richesse. Le Brexit n’est qu’un fait politique, la musique de Mike Westbrook est résolument européenne. On s’en délecte.

par Franpi Barriaux // Publié le 2 avril 2023
P.-S. :

Kate Westbrook (voc), , Mike Westbrook (p), Graham Russell (tp), Paul Nieman (tb),Pete Whyman, Alan Wakeman, Chris Biscoe (saxes), Andy Grappy (tu), Brian Godding (g),Tim Harries (b), Peter Fairclough (dms) + Docklands Sinfonietta (dir : Rupert Bond)