Entretien

Miklós Lukács, maître des horloges

Le joueur de cymbalum hongrois répond à nos questions.

Miklós Lukács (c) Gérard Boisnel

Phénomène repéré depuis de nombreuses années sur la scène européenne, Miklós Lukács est de ces musiciens qu’on n’est jamais surpris de retrouver dans de nombreux projets. En Hongrie bien sûr, où il a écumé toutes les scènes d’importance avec ses pairs, du vétéran Béla Szakcsi Lakatos à Mihály Dresch. Mais aussi dans toute l’Europe où son cymbalum, cet instrument populaire à cordes frappées d’Europe Centrale, fait sensation. Mais bien plus que l’instrument, c’est la personnalité et la finesse musicale de Lukács qui est recherchée, et le spectre large de son jeu, qui embrasse le classique aussi bien que l’improvisation pure. En deux trios, de « l’américain » de Cimbalom Unlimited au « hongrois » Cimbiosis, il a imposé sa propre voix et son instrument polymorphe. Rencontre avec un musicien généreux fasciné par le temps et les rencontres

- Votre instrument, typique de l’Europe Centrale, était surtout connu des amateur de Bartók. Comment l’avez-vous imposé dans la sphère jazz ?

Au grand dam des joueurs de cymbalum, Béla Bartók lui-même n’a jamais composé pour cet instrument. Mais l’époque de Bartók a eu un grand impact sur moi et sur nous tous. Stravinsky a été le premier à composer pour le cymbalum grâce à Aladár Rácz. Stravisnky a entendu Rácz jouer en public en Suisse, et nous avons plusieurs compositions à leur actif, dont la plus importante est le « Ragtime » de Stravinsky. C’est alors que la réputation du cymbalum a commencé dans la musique moderne, lancée par ces deux maîtres, ainsi que par d’autres joueurs de cymbalum. Aujourd’hui, aucun compositeur hongrois ne négligerait le cymbalum, et des compositeurs du monde entier sont également passionnés par cet instrument.

Miklós Lukács

- Vous êtes vous-même très imprégné de culture classique : on pense à Bartók Impressions, ou même à l’un de vos premiers albums, Check it Out, Igor... Comment mixez-vous tout cela, d’autant que vous êtes également soliste dans des grands orchestres classiques internationaux ?

Mon jeu comporte de nombreux éléments provenant de plusieurs sources : mon héritage, mon éducation et bien sûr mon amour du jazz. J’ai grandi dans une famille de musiciens. Mon père est également joueur de cymbalum, et depuis que je suis tout petit, la musique folklorique traditionnelle est partout autour de moi. Lorsque j’étais étudiant, j’ai appris la musique classique, mais la musique contemporaine avait déjà commencé à m’influencer à l’époque. Ensuite, j’ai commencé à étudier la musique improvisée après avoir obtenu mon diplôme. Ces trois influences se sont donc réunies en moi au fil des ans. Aujourd’hui, je les considère toutes les trois comme étant d’égale importance dans mon art.

Depuis que je suis tout petit, la musique folklorique traditionnelle est partout autour de moi.

- En parlant de Check it Out, vous avez travaillé avec Béla Szakcsi Lakatos, une légende du jazz hongrois. Quelle a été son influence ?

J’écoute Béla Szakcsi Lakatos depuis mon enfance, j’ai donc été ravi d’être contacté par László Gőz, le directeur du Budapest Music Center et de BMC Records, qui m’a invité à enregistrer un album en duo avec ce grand pianiste. Curieusement, son appel est arrivé juste une semaine avant la date prévue pour l’enregistrement. Ma première question a donc été : que jouons-nous ? BMC Records voulait un album d’improvisations totalement libres. Ils savaient que Béla était un maître de l’improvisation, et ils pensaient que je serais également prêt à relever le défi. Nous sommes allés en studio et avons enregistré l’album entier en 6 heures. Jouer avec Béla a été un voyage incroyable. Comme si le temps s’était arrêté dans le studio. Nous n’avons jamais rien enregistré plusieurs fois, vous ne pouvez entendre que des premières prises sur cet album.

- Concernant le cymbalum, quelle est l’approche de son jeu ? Davantage le piano, ou davantage des percussions à clavier comme le vibraphone ?

Nous avons tous une idée précise de ce qu’il faut faire avec nos instruments. Tout cela était très évident. Sur certains morceaux, nous souhaitions consciemment mélanger notre son, et il est en effet parfois difficile d’entendre quel instrument joue quoi. À d’autres moments, j’imite d’autres instruments de la famille du cymbalum avec mon jeu, notamment le santour indien. La création du son de l’album avec Lakatos s’est donc faite naturellement.

Miklós Lukács

- Avec Mihály Dresch, notamment dans l’album Fuhun ou même dans votre duo Labirintus, vous inscrivez votre instrument dans une approche qu’on peut considérer « folk ». Est-ce l’une des particularités du cymbalum et du jazz hongrois ?

Sur Labirintus, Mihály Dresch a beaucoup utilisé son instrument, le fuhun. Le fuhun sonne comme une flûte à bec, donc le jeu traditionnel de cymbalum était pour moi une évidence. Mais si vous écoutez le disque, vous pouvez entendre que certains des morceaux comportent un jeu de cymbalum qui s’éloigne de la musique folklorique. Il y a un certain style en Hongrie que l’on peut qualifier d’ethno-jazz. Les instruments traditionnels comme le cymbalum occupent le devant de la scène, mais les musiciens de jazz y ajoutent d’autres styles. Aujourd’hui, je joue souvent avec des groupes où l’idée n’est pas d’utiliser le cymbalum pour un son folklorique mais pour obtenir un son contemporain et moderne. Mon propre trio, Cimbiosis, en est un excellent exemple.

Aujourd’hui, je joue souvent avec des groupes où l’idée n’est pas d’utiliser le cymbalum pour un son folklorique mais pour obtenir un son contemporain et moderne.

- De nombreux improvisateurs européens, de Michiel Braam à Christophe Monniot, on fait appel à vous ; vous menez aussi un duo avec Kálmán Bálogh, un autre joueur de cymbalum. Est-ce que la rencontre d’autres musiciens est une boussole ? Comment appréhende-t-on l’improvisation avec votre instrument ?

Partout où je voyage dans le monde, je rencontre toujours de grands improvisateurs qui influencent aussi mon jeu. Les musiciens que vous mentionnez appartiennent tous à cette catégorie. Je préfère jouer avec des artistes internationaux si je peux ajouter quelque chose de spécial à leur musique et à leur son avec mon cymbalum. J’ai joué avec un grand nombre de musiciens, des États-Unis à la Chine, ce qui m’a donné (et je suppose que c’est le cas) une nouvelle énergie. C’est tant mieux, car la musique, et surtout le jazz, est une forme d’art ouverte et accueillante qui se nourrit des traditions des uns et des autres.

- Il y a quelques années que vous animez un trio avec le contrebassiste György Orbán et le batteur István Baló, dont le premier album, Cimbiózis a donné le nom. Comment s’est déroulée cette rencontre ?

Nous avons commencé à répéter en 2013. À ce moment-là, je connaissais déjà bien les deux musiciens et j’étais certain de pouvoir créer l’univers musical de Cimbiosis avec leur aide. Quand vous créez un nouveau groupe, vous pouvez aller dans différentes directions en ce qui concerne le son. Mon but était de créer une musique de chambre qui soit basée sur l’égalité, la liberté et la créativité à chaque instant. Mes compositions ont également été conçues pour permettre cela. Parfois, je ne fais que créer l’ambiance, et parfois je veux entendre un son précisément composé et fixe. Cela crée un brassage continu entre les parties composées et les parties libres, mais l’arc de la démarche n’est jamais brisé.

Miklós Lukács (c) Attila Kleb

- Comment travaille-t-on le répertoire d’un orchestre très rythmique ? Est-ce que la polyvalence du cymbalum est un « plus » ? Comment envisage-t-on l’espace avec un batteur puissant comme Baló ?

Mon groupe est plus complexe que simplement rythmique : tout ce qui fait la spécificité du cymbalum - en tant qu’instrument mélodique et harmonique - est là aussi. István Baló s’adapte à ce son, tout comme György Orbán. Au fil des ans, nous avons créé un son cohérent qui est la marque de fabrique de Cimbiosis

- Dans votre dernier album Music From the Solitude of Timeless Minutes, vous explorez la notion du temps, dans une approche très philosophique. Pouvez-vous nous en parler ?

Ce n’est pas par hasard si j’ai divisé l’album en deux parties. La première partie représente le temps qui peut être mesuré, et la deuxième partie représente le temps philosophique impossible à quantifier. Ces deux concepts du temps existent dans la vie des gens. Qui ne voudrait pas faire en sorte que le temps passe plus vite parfois - ou au contraire, le ralentir ? La situation des coronavirus a prouvé à quel point le temps et la patience sont importants. Le texte du livret de l’album, écrit par Gergely Fazekas, résume parfaitement ce que je voulais faire avec ma musique.

pour moi, l’instrument reste toujours un outil seulement - pour montrer ce qui se passe dans mon esprit.

- Est-ce que le Temps prend une autre signification lorsqu’on joue d’un instrument issu de la tradition populaire ?

La sensation du temps n’est pas liée à l’instrument spécifique, mais plutôt au musicien et au genre dans lequel il est utilisé. Bien entendu, tous les instruments offrent des possibilités particulières, y compris le cymbalum. Il faut les utiliser à bon escient et être capable de les révéler. Mais pour moi, l’instrument reste toujours un outil seulement - pour montrer ce qui se passe dans mon esprit.

- Comment envisagez-vous l’année 2021 ?

L’année 2021 sera encore marquée par le virus et les vaccins. Je pense que tout le monde restera très prudent. Néanmoins, j’ai déjà de nombreuses invitations de Hongrie et de l’étranger également, qu’il serait très agréable de mener à bien devant un public. J’aimerais également enregistrer un nouvel album, en réalité j’ai déjà commencé à y travailler. Je continue aussi à enseigner en ligne, comme l’année dernière. J’espère que nous pourrons surmonter les difficultés et retrouver une vie normale l’année prochaine.