Chronique

Naïssam Jalal & Rhythms of Resistance

Un autre monde

Naïssam Jalal (fl, ney, voc), Mehdi Chaïb (ts, ss, karkab), Karsten Hochapfel (g, cello), Damien Varaillon (b), Arnaud Dolmen (dm)

Label / Distribution : Les Couleurs du Son

Naïssam Jalal nous convie dans son autre monde.
Avec ce nouvel album, elle en esquisse les contours avec une force de conviction franche et assumée. Ses compositions ont gagné en maturité depuis les deux précédents opus du quintet Rhythms of Resistance : peut-être un effet de son expérience sur les silences avec le trio Quest of the Invisible ?
Le groupe semble flotter dans l’espace éthéré au détour du titre éponyme, émergeant du chaos, qu’est « Un monde neuf » justement. Elle y prend un malin plaisir à chambouler les codes du jazz. Ne serait-ce que par son jeu à la flûte, chargé d’électricité et confondant de naturel, tant et si bien qu’on pourrait se surprendre à essayer d’en siffloter des bribes et explorer les multivers dans lesquels le souffle plein d’énergie de la leader nous propulse tout au long des sept plages de l’album (cette respiration, quel plaisir !).

Des mélodies faussement simples, dans un louable effort de communication avec l’auditeur.trice et d’élévation de ce.tte dernier.ère (poignant « Un sourire au cœur »). Moins de volutes orientalisantes que précédemment mais un accès à l’universel, sans renier ses racines cependant (usage du ney sur « Samaaï Al Andalus », redoutable pièce séquentielle en hommage à l’Andalousie arabe). De fausses sensations de perte de contrôle, lorsque la voix supplée l’instrument, donnent à penser que c’est l’instrument qui (se) joue de la musicienne alors que celle-ci garde l’ascendant sur sa créature musicale (en particulier sur le groovy « Hymne à la noix »).
Sa marque de fabrique ? Une grande spiritualité, ne serait-ce que par les ondes qu’elle déploie : on croit attraper une note et elle est déjà ailleurs, poussant l’instrument aux limites de son timbre, finissant par extraire ce dernier de toute matérialité !

Elle entraîne alors ses compagnons dans des sarabandes résilientes par le biais d’une communication incessante, que ce soit avec le saxophoniste Mehdi Chaïb, qui souligne les thèmes voire les solos par d’émouvants tutti et contrepoints au saxophone ténor (parfois au soprano) ou le violoncelliste-guitariste Karsten Hochapfel, dont la virtuosité parsème le disque de pépites sensorielles (suivez-le en « Promenade au bord du rêve » et vous comprendrez). La contrebasse chaleureuse de Damien Varaillon, « nouveau » titulaire du poste dans le groupe, donne à des compositions multipliant les recherches rythmiques, une cohérence faisant passer la complexité revendiquée de ces dernières pour un jeu d’enfant.

A la batterie, Arnaud Dolmen déploie des trésors poétiques, ancrés dans une tradition antillaise par son jeu sur les fréquences basses de l’instrument, sans se départir d’un jeu démultiplié au service de l’ensemble, avec des beats qui ne sont pas sans rappeler le meilleur des productions hip-hop. En particulier sur « D’ailleurs nous sommes d’ici », qui interroge nos identités hexagonales et que la flûtiste interpelle dans un texte dit en introduction. Belle manière de rappeler ce que la « patrie des droits de l’homme » doit aux peuples qu’elle colonisa mais aussi les stigmates dont elle affuble trop souvent leurs descendant.e.s.

On ne saurait en effet ignorer que le propos de Naïssam Jalal est éminemment politique. Il déconstruit les sens pour leur proposer des horizons utopiques à la croisée de nos cultures et de nos natures, et ce dès l’entame, manifeste d’une écologie d’un jazz qui ne dit pas son nom (« Buleria Sarkhat Al Ard »).
Non, décidément, on ne rêve pas d’un autre monde. Avec Naïssam Jalal et ses Rythmes de Résistance, il est déjà là.

par Laurent Dussutour // Publié le 14 février 2021
P.-S. :

Album accompagné d’une captation live d’une partie du répertoire avec l’Orchestre National de Bretagne, incluant des thèmes du présent disque et une version de « Almot Wala Almazala », en hommage aux martyrs de la révolution syrienne, issue du second opus du quintet.