Scènes

Errobiko Festibala, créer c’est résister

18 juillet 2024 : Errobiko Festibala se proclame lieu de résistance


Gerezien Denbora 2024

« Créer c’est résister, résister c’est créer » : l’écho des voix de 13 membres du Conseil National de la Résistance résonne sous les chênes et dans la salle d’Atharri.
« Nous appelons enfin les enfants, les jeunes, les parents, les anciens et les grands-parents, les éducateurs, les autorités publiques, à une véritable insurrection pacifique contre les moyens de communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la consommation marchande, le mépris des plus faibles et de la culture, l’amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contre tous. »

Quatre jours par an en juillet, le village d’Itxassou accueille depuis 1996 un festival à la personnalité unique, forgée par ses fondateurs Beñat Achiary et Maite Etchemendy, et que perpétuent Julen Axiari, leur fils, à la direction artistique, et leur neveu Xavier Demartis en tant que président. Une personnalité faite de souffle, de voix, de corps et d’engagement pour la création libre. Edouard Glissant et Joxean Artze [1] comme divinités tutélaires, un état d’esprit entre panthéisme, poésie et combat d’idées, et une attention constante à la pensée et à l’échange.

Ne voir d’Errobiko Festibala que les spectacles, ce serait se priver de la moelle même du festival : la circulation de la parole. Les « palabres » (solasaldi en basque) éclairent ce qui va se passer sur scène, vous donnent la profondeur de champ qui vous manquerait parfois. Un thème pour chaque édition : en cette année 2024, la métamorphose était à l’ordre du jour, déclinée en trois étapes : l’initiation, l’élévation vers la guérison et la mutation.

Jeudi après-midi sous les chênes d’Elizaldia. Le calme des montagnes donne une idée de ce que pourrait être un monde qui ne triche pas. Jeanne Lacaille, de Radio Nova, anime les échanges entre Julen Axiari, les musiciens de Lagon Noir et d’Humanophones – les deux principaux groupes du soir. Se métamorphoser, ce n’est pas devenir autre, c’est la condition pour continuer d’être soi. Mais cette transformation de soi peut-elle aboutir à transformer la société ? Ann O’Aro évoque le moment où elle a compris « qu’il faut dire pour savoir quoi dire ». Julen Axiari exprime sa vision du chant qui « prend soin » : de soi, de l’assistance, du lieu même.

Paloma Pradal Solo
© Pierre Vignacq

Les deux autres solasaldiak [2] donneront lieu à des échanges et à des témoignages profonds (dialogue entre Parween Khan et Naïssam Jalal sur l’atmosphère des petits matins indiens), personnels (le récit d’enfance de Marie-Claude Philéas, celui de Paloma Pradal…), éclairant les œuvres et leurs auteurices.

Jeudi soir, au mur à gauche [3] d’Atharri, l’introduction est offensive : no pasarán. L’exemple de l’extrême droite italienne de Giorgia Meloni qui veut utiliser la culture pour « changer la narration » dit l’urgence de résister.
Il y a dix ans, ici même, la pastorale urbaine Gerezien Denbora (Le Temps des cerises) célébrait les grandes grèves des Forges de l’Adour. Dix ans après, Atharri redevient forge. Les acteurs d’alors reviennent chanter deux airs de la pastorale, en basque : « Le Temps des cerises », bien sûr, et « L’Internationale des Temps Sombres ». Atharri est une forge, dit Julen Axiari, nous défendrons jusqu’au bout la liberté de créer et de s’exprimer.

Humanophones
© Diane Gastellu

Humanophones entre en scène avec Antropus. Ils sont sept, n’ont comme instruments que leur corps et leur souffle et offrent un spectacle éminemment syncrétique : emprunts aux Pygmées Aka pour les bruits de la forêt, au kecak balinais, à l’Afrique de l’Ouest pour les percussions, accents soul et hip-hop. Paroles entre collapsologie et humour grinçant, pessimistes-optimistes, c’est dansant, entraînant et ça entraîne. Un triomphe.

Changement de plateau, un tour à la buvette, et on revient pour Lagon Noir [4].
En dépit d’une réverbération excessive sur la voix, on entre vite dans une musique singulière, enfichée dans la tradition comme un greffon sur une souche vigoureuse. Ce n’est pas du maloya, et c’est du maloya. Ni roulèr ni kayanm : un saxophone et un clavier - Quentin Biardeau -, une basse électrique très obstinée - Valentin Ceccaldi -, et à la rythmique un batteur percussionniste, Marcel Balboné, qui se double d’un chanteur et ambianceur talentueux. Biardeau en double paroxystique de la petite mais impérieuse voix d’Ann O’Aro, prodigue contrepoints et unissons, affrontements et renvois de balles. Les textes mêlent discours existentiel et politique au sens premier du terme. Le final en solo de Marcel Balboné chavire la salle.

On franchit les quelques dizaines de mètres jusqu’à la tente où Marta Galárraga et ses quatre acolytes nous attendent – on a pris du retard. Un chant yoruba pour commencer, histoire de se concilier les bonnes grâces des esprits, et c’est parti pour une longue soirée de rumba cubaine qui m’a toutefois paru un peu languissante, mais peut-être était-ce moi.

Vendredi après-midi, deux concerts. Parween Sabrina et Ilyas Raphaël Khan, frère et sœur franco-rajasthani. Tout commence de façon presque convenue : un beau duo de musique du Rajasthan, explications poético-pédagogiques à la clé (« on découvre la note, on la caresse puis on s’élève »). Râga, maand rajasthani, bhajan se succèdent mais ces musiciens rompus au classicisme sont aussi de leur époque. La surprenante et épatante conclusion du concert en tablaboxing montre à quel point on peut se jouer des codes stylistiques, pourvu qu’on les maîtrise.

Yeni Gayda, groupe lyonnais, est allé chercher son inspiration de l’autre côté du Bosphore. Le son est volontairement très fort, voire criard : voix caillouteuse, saz électrique, batterie aux sonorités cabossées, kaval et violoncelle convoquent l’atmosphère destroy d’un cabaret stambouliote au petit matin, traversée par de curieux relents de rock psychédélique. Un rien moins maîtrisé, pour le coup.

Yarin
© Pierre Vignacq

La soirée commence avec un duo. Jon Maya et Andrés Marín ont appelé leur spectacle Yarin, tout un programme. Il met en scène la confrontation de deux univers que tout oppose : le baile flamenco, contondant, impérieux, et la danse basque, tout en sauts, entrechats et esquives. Deux danseurs, l’un de terre et l’autre d’air, se défient, s’alpaguent, s’affrontent, force et puissance contre astuce et agilité. Julen Axiari à la batterie commente, provoque, soutient. Boute le feu. Dans ce combat sans vainqueur, chacun s’épuise ; redevenus deux hommes finalement très semblables, l’un soutient l’autre, puis l’autre l’un. Parabole.

Naïssam Jalal présente ses rituels de guérison, Healing Rituals. « Parce qu’il y a un temps pour la lutte et un temps pour le soin », explique-t-elle après le troisième morceau. La rivière, les collines, le vent, la terre, la forêt, la lune, le soleil, et au milieu une prière pour Gaza et la Palestine. On ne raconte pas la plénitude, la richesse sonore de ce quartet stellaire, tout en nuances et en écoute mutuelle : il faut l’éprouver dans sa peau, dans ses yeux et dans ses oreilles. Allez-y donc.

Fin de soirée sous le chapiteau transformé en arche de Noé par une pluie torrentielle qui ne perturbe en rien les Italiens de Ngasa Ngasa. Parfaite ambiance de fin de soirée, un peu chanson, un peu cabaret, un rien canaille.

Naïssam Jalal Healing Rituals
© Pierre Vignacq

Samedi après-midi, j’avoue être passée à côté des deux concerts sous chapiteau : Aya Metwalli, chanteuse égyptienne entre tradition et expérimentation, et Sourdure(nt), qui chante(nt) en occitan d’Auvergne sur des musiques trad (cabrette, percussions au pied) affectées d’un sérieux penchant pour le turco-balkanique. La faute, peut-être, à Régis Pochelu le sculpteur, travaillant sa pierre en solitaire dans un coin du pré derrière le chapiteau avant d’être rejoint – après les concerts – par Yohan Dumas, saxophoniste qui jouait avec Aya Metwalli, et le public. L’œuvre que nous avons vu éclore, intitulée Bestelaka (métamorphose, en basque), orne depuis septembre 2024 le pré de Sanoki, au cœur du village.

Samedi soir, dernière salve de spectacles. Julen Axiari nous annonce, après les volcans d’Auvergne cet après-midi et avant la Fournaise ce soir, un autre genre de volcan. Paloma Pradal, seule en scène dans une ébouriffante mise à nu en noir et lumière, en parole et en chant, règle ses comptes avec sa vie, son art, son ascendance, sa condition de femme, la violence des hommes. On songe à la phrase de Jung citée la veille par Naïssam Jalal : « Pour trouver la lumière, il faut traverser ses propres ténèbres ». C’est la première de ce solo, on porte avec elle le fardeau émotionnel qu’elle soulève à bras-le-corps pour mieux s’en libérer. Prométhéenne.

Votia
© Pierre Vignacq

Le dernier concert d’Errobiko Festibala, chaque année, répond à un rituel : il faut que ça bouge, il faut que ça rie, et le public est invité à danser tout près des artistes. Votia est une affaire de famille, emmenée de main de maîtresse par Marie-Claude Philéas – fille du légendaire Gramoun Lélé – entourée de son mari Fabrice Lambert et de leurs enfants. Leur maloya fortement marqué par les origines malgaches est festif, bien sûr, se danse évidemment, et fait la part belle à des textes personnels de Marie-Claude qui racontent… eh bien, la perte, la douleur, et la résistance à tout cela, dans l’exultation de la vie.
La résistance et l’exultation de la vie, contre la soumission mortifère à des chimères essentialistes. On nous dira que c’est manichéen, mais ce n’est pas nous qui avons commencé.

Le dimanche, comme toujours, la fête s’étirait doucement, sans scène et sans gradins, sans sono et sans cloison, tout en haut des peñas d’Itsusi. Je n’y étais pas mais vous, vous auriez dû.

par Diane Gastellu // Publié le 25 mai 2025

[1Edouard Glissant (1928-2011), poète, écrivain et philosophe martiniquais, ses travaux portent sur l’identité, la créolisation et la relation à travers le concept de Tout-Monde ; Joxean Artze (1939-2018), écrivain, poète et académicien basque, à l’œuvre profondément libre et symbolique.

[2Pluriel de solasaldi.

[3Un « mur à gauche » est un terrain de pelote basque doté de deux murs, celui de face comme partout, et un autre à gauche à la mode du Pays basque sud. Non content d’enrichir le jeu de pelote sous l’aspect tactique et balistique, il offre un intérêt majeur en achevant de désorienter le touriste qui vous demande son chemin : « Sur votre droite, vous verrez un mur à gauche… ».

[4Qui ne s’appelait pas encore Lagon Nwar, mais vous aviez compris.