Chronique

Paul Motian

Time and Time Again

Joe Lovano (ts), Bill Frisell (g), Paul Motian (dm)

Label / Distribution : ECM

Time and Time Again diffuse une musique légère et veloutée, à l’image de son premier morceau, « Cambodia », conduit par la guitare arpégée et samplée de Frisell, escortée par les agiles balais de Motian et le souffle chaleureux de Lovano. Comme l’album dans sa totalité, « Cambodia » ressemble à une pièce d’ambiance qui se laisse vivre, aérienne et belle et qui jamais n’atterrit, semblable à (soyons lyrique) « une vague lointaine jetée dans un horizon sans fin ». Cette légèreté, on la doit à l’organisation inédite du trio : jouer sans contrebasse offre une liberté rythmique, comme un rocking-chair sous un soleil d’automne. La musique se trouve constamment sur le fil du tempo, les trois jazzmen jouant souvent presque sur la pointe des doigts, comme pour ne pas réveiller les voisins – délicate attention.

Sur la reprise, certes un peu conventionnelle de « Light Blue », le tempo et la pulsation, originales et presque inimitables, sont encore moins descriptibles. De la musique se dégage, insensiblement, la démarche singulière d’un animal au sourire coquin. « Light Blue » reste la pièce la plus joyeuse et chaleureuse d’un album beau (cf. le bouleversant « K.T. ») mais légèrement froid (« This Nearly Was Mine », un peu convenu).

Les trois « amis de vingt ans » parviennent, avec une aisance remarquable, à lier sans hiatus beauté et expérimentation. Ce qui est rare - car la beauté s’acoquine plus souvent avec le classicisme qu’avec l’expérimentation dure et dissonante. Ainsi sur « Party Line » (pièce qui évoque Ornette Coleman) ou « Onetwo » (on ne peut plus réussi), chacun semble jouer dans son coin ; mais si on les écoute séparément, les trois musiciens forment en fait une musique « in-ouïe », mi-free mi-raisin. Sur « In Remembrance Of Things Past » et son intro de guitare arabisante, la pression monte par la grâce d’un mélange d’une foule de petits détails qui fonctionnent, comme par magie, tous ensemble. Et ce grâce à l’autre grande qualité du disque : le travail sonore (sur « Whirlpool » par exemple). On ne peut que louer Manfred Eicher pour ce son inimitable, comme seuls les albums ECM, il faut le reconnaître, savent nous l’offrir - un son qui laisse la place à un silence plein. Les trois instruments, à la limite du cristallin, résonnent religieusement.

Ce disque confirme que le triumvirat a su trouver une recette innovante et charmeuse qu’il développe sans obstacles et sans (grande) surprise au fil de ces dix pièces. Même s’il peut passer pour une rengaine doucereuse qui se répète agréablement, Time and Time Again reste un bel album, truffé de détails pour les oreilles attentives et mis en valeur par un son presque féerique. Motian, Lovano et Frisell ont certes quelques tics, mais qui bâtissent leur style, la frontière entre les deux étant toujours difficile à déterminer : tout artiste doté du premier pouvant être accusé de ressasser les seconds.

Si vous voulez savoir à quoi ressemble un certain jazz moderne, procurez-vous ce Time and Time Again qui, ne serait-ce que par l’utilisation de la guitare, s’avance tout droit vers la mort des solos interminables de distorsion (et c’est tant mieux) ; car plus que de virtuosité, Frisell fait preuve d’une inventivité sonore réjouissante qui tire le trio vers le haut au lieu de l’alourdir comme chez d’autres guitaristes. Difficile néanmoins de mettre l’accent sur un des trois musiciens tant la fusion fait ici de Time and Time Again un album solo : un artiste, trois têtes et six mains…