Sur la platine

L’agitation discographique du Trio-Convulsant

Après 18 ans de silence, le trio de Trevor Dunn refait surface. Qu’en est-il de l’actualité discographique de ses membres ?


A l’occasion de la sortie du nouvel album de [Trio-Convulsant->, dix-huit ans après le dernier, et parce que les membres de cet orchestre - notamment Mary Halvorson et Trevor Dunn - ont depuis 2004 construit une discographie variée et pléthorique, il semblait intéressant, alors que Sèances place la barre très haut, de jeter une oreille aux dernières parutions de chacun des musiciens. Du math-rock pour Trevor Dunn, du jazz très écrit et très personnel pour Ches Smith et un retour à Thumbscrew, le trio le plus familier pour Mary Halvorson. Une diversité totale qui ne contredit pas une vraie convergence.

L’actualité musicale de Trevor Dunn tient souvent du fil info, avec déjà cinq albums sortis dans l’année. Musicien touche-à-tout et productif, invité constant de nombreux courants musicaux souvent proches du Label Tzadik ou influencés par les aventures de Dunn, celles de Mr. Bungle ou de Fantômas. Sur la période récente, c’est l’invitation que lui a faite le duo de math-rock Ahleuchatistas qui retient particulièrement l’attention. D’abord parce que l’habituel attelage guitare/batterie, où l’on retrouve l’excellent Shane Parish, s’étoffe réellement avec la basse électrique très dure et pourtant toujours groove de Dunn. A l’écoute de « The Curse That Keeps on Giving », on peut comprendre l’aura du bassiste sur cette musique, notamment dans son aisance à accompagner le jeu très complexe de Dany Piechochski, le batteur. Shane Parish, qu’on retrouve sur le label Tzadik, a collaboré avec des musiciens comme Frank Rosaly ou Maxime Petit, le bassiste de Louis Minus XVI. Trevor Dunn est ici dans son jardin, entouré de musiciens qu’il a nourris d’idées dans les années 90. Comme lors de la récente reformation de Mr. Bungle, c’est une racine toujours vivace pour le bassiste, dont les études classiques de contrebasse lui permettent d’aller où bon lui semble.

Pour Mary Halvorson, le choix eût pu être cornélien. Dans son actualité récente, on a notamment vu la guitariste enregistrer avec le légendaire Jamaaladeen Tacuma un duo assez étrange qui ajoute une corde de plus à sa géographie. Mais la simple évocation de Thumbscrew ne laisse guère d’alternative : alors que le trio avec Trevor Dunn montrait toute l’étendue de la palette de la guitariste, son trio « maison » avec Michael Formanek et Tomas Fujiwara sonne comme son projet collectif phare, jamais éloigné de ses travaux plus personnels dont cet orchestre est souvent le moteur. La fluidité de « Multicolored Night », qui donne son titre à l’album, en témoigne : une basse puissante, si fluide et douce, une guitare qui s’échappe sans rupture avec la polyrythmie élégante de la batterie. On a le sentiment que tout est à sa place, avec aisance, ce qui n’empêche pas les pressions soudaines, notamment avec ce jeu de pédales si caractéristique d’Halvorson

Voilà dix ans maintenant que les membres de Thumbscrew jouent ensemble. Une décennie et sept albums, dont deux sortis concomitamment, avec notamment le remarquable hommage à Braxton. Ce qui impressionne dans Thumbscrew, c’est cette capacité à évoluer à petites touches : « Future Reruns » en est l’exemple parfait, avec Formanek à l’archet et Halvorson qui construit une atmosphère gazeuze, entêtante et volontiers psychotrope. Dans ce contexte, le passage de Fujiwara au vibraphone, instrument qu’il utilise de plus en plus, donne une couleur différente et davantage de liant encore. C’est une direction nouvelle, supplémentaire, qui ne remet pas en cause l’efficacité du trio : il suffit d’entendre « I’m a Senator ! », premier morceau de l’album, et sa base rythmique sur la brèche, pour s’en convaincre. C’est surtout le révélateur de la grande cohérence de Mary Halvorson comme des ses compagnons. « Song For Mr. Humphries », morceau d’une densité rare, est certainement le sommet de cet album enthousiasmant par sa capacité à être sans cesse en mouvement sans rien perdre de sa puissance.

Autre grand utilisateur du vibraphone en surplus de son identité de batteur, Ches Smith surprend avec Interpret it Well, quelques mois après son impressionnant détour du côté de la musique caribéenne. Non que l’on soit surpris de la finesse de son écriture, mais l’approche très abstraite qui caractérise ce quartet de choc est en rupture avec l’image d’un batteur puissant chez Tim Berne ou John Zorn. Le résultat est là, très versatile : avec ses compagnons de renom, les coutumiers Craig Taborn aux claviers et Mat Maneri au violon alto, auxquels s’ajoute pour l’occasion Bill Frisell, Smith propose une musique assez écrite et très profonde, à l’image de « Mixed Metaphor » où les cordes dominent dans une complexité assumée. Ches Smith, dans ce contexte, joue du vibraphone avec une grande finesse, combinant un jeu de timbres très riche avec Frisell et Maneri.

Cela n’empêche d’ailleurs pas une certaine dureté, dans une approche collective équilibrée qui n’est pas sans rappeler la démarche de Mary Halvorson dans Thumbscrew. Ainsi « Interpret it Well », qui donne son titre à l’album parce qu’il est la pièce la plus représentative de cette démarche, commence dans une ouate qui peut progressivement se transformer en pierre à mesure que le vibraphone se dissout au profit de la batterie. Le rôle de Maneri dans cet orchestre est primordial, voire central, parce qu’il est un point d’accroche et tout à la fois un accélérateur permanent. Le disque paru chez Pyroclastic Records présente une pochette avec un dessin à l’encre, une voie ferrée, un instantané de voyage. La volonté de Ches Smith, tout comme le travail pointilleux qu’il effectue avec Taborn et Maneri, ressemble à ce dessin : une musique en mutation constante mais avec des bases solides, contrastées, qui nécessite beaucoup d’espace pour pouvoir offrir parfois la douceur d’une dentelle (« Morbid »). Les musiciens de Trio-Convulsant embrassent toute les hybridations possibles, et c’est ce qui les rend si attachants.