Chronique

Pierrick Pédron

The Shape Of Jazz To Come (Something Else)

Pierrick Pédron (as), Carl-Henri Morisset (p), Thomas Bramerie (b), Élie Martin-Charrière (d).

Label / Distribution : Continuo Jazz

Novembre 1959. Ornette Coleman livre son troisième disque (après Something Else !!! en 1958 et Tomorrow Is The Question l’année suivante), le premier sur le label Atlantic. Le Texan se présentait en visionnaire, prétendant connaître The Shape Of Jazz To Come. Une déclaration ambitieuse que les années à venir allaient révéler pour ce qu’elle était vraiment : un bouleversement annonçant le free jazz. Le saxophoniste cassait en effet tous les codes en vigueur en cette fin des années 50. Chez lui, pas d’instrument harmonique tel que le piano ; une formule en quartet saxophone, trompette, contrebasse, batterie ; nul recours aux standards, mais uniquement des compositions originales et une musique dont l’interprétation sortait du schéma classique thème, solos, retour au thème.

65 ans plus tard, Pierrick Pédron ose s’emparer de cette œuvre singulière qu’il parcourt amoureusement dans l’ordre original de ses six compositions. On comprend d’emblée qu’il a l’intelligence de s’en écarter esthétiquement en maintenant le piano, cet absent de la formule d’Ornette Coleman. Ce qui signifie qu’il ne tombe pas dans le piège d’une restitution à l’identique et qu’il a accompli un travail imposant sur la définition de ses propres couleurs. Celles-ci sont parfaitement rehaussées par les arrangements savants, d’une réjouissante inventivité, de Laurent Courthaliac et la direction artistique, passionnée comme toujours, de Daniel Yvinec. Soit une fine équipe déjà à la manœuvre il y a deux ans lors de l’enregistrement du duo avec le pianiste cubain Gonzalo Rubalcaba.

Dans ces conditions, si la matière première est bien celle de la musique d’Ornette Coleman, c’est en réalité l’idiome de Pierrick Pédron qu’on retrouve tout au long de cet album ; c’est bien la fièvre particulière de son phrasé au saxophone alto ; c’est une fois encore son groupe et sa richesse se nourrissant de la fougue des deux « petits jeunes » Carl-Henri Morisset et Élie Martin-Charrière, et de la force tranquille de l’expérimenté Thomas Bramerie. Ces quatre-là, réunis en studio pour une captation en temps réel, sont parvenus à redéfinir un répertoire à la manière de ce qu’on appelait autrefois un palimpseste, lorsqu’on grattait un parchemin pour pouvoir y écrire à nouveau.

Aucune imitation donc chez Pierrick Pédron, mais d’abord l’affirmation d’une maîtrise qui force respect et admiration. Voici pas mal d’années que le saxophoniste fait la démonstration de la multiplicité de ses sources d’inspiration (qui peuvent puiser aussi bien du côté du rock progressif, du funk, de la new wave que d’un jazz très contemporain) : avec ce disque au titre à la double référence en forme de clin d’œil : The Shape of Jazz to Come (Something Else), le Breton expose à la fois son immense talent, mais aussi sa différence. Il nous conte « quelque chose d’autre », ce « something else » bien à lui, hommage vibrant à l’un des musiciens les plus fascinants de l’histoire du jazz, un disque qui vient éclairer autrement l’œuvre de ce géant qu’était Ornette Coleman pour tendre un fil invisible entre hier et aujourd’hui.