Pierrick Pédron
And The
Pierrick Pédron (as, ss, voc), Vincent Artaud (kb), Damon Brown (tp), Marja Burchard (kb), Jérôme Fanioul (xyl), Julien Herné (elb), Bernd Oezsevim (dms), Chris De Pauw (g), Didac Ruiz (perc), Tomi Simatupang (elb), Jan Weissenfeldt (g).
Label / Distribution : Jazz Village
Voilà des mois que Pierrick Pédron parlait de son futur disque avec des trémolos dans la voix et la joie d’un enfant qui vient de découvrir un nouveau jouet ! Un enthousiasme d’une désarmante simplicité qui déjà, nous rappelait la sincérité d’une démarche artistique sans cesse remise en question. Le saxophoniste était intarissable quand il évoquait : une équipe internationale – une bonne dizaine de musiciens – rassemblée pour l’occasion avec la complicité du guitariste Jan Weissenfeldt, le travail de composition et les répétitions à Munich, l’enregistrement à Bruxelles en décembre 2013 dans les conditions du live au studio ICP, la valse des idées et le travail d’orfèvre entrepris en post-production avec les grands manitous du son Vincent Artaud et Manu Gallet… Tout cela laissait présager un And The venu d’ailleurs. Mais il y avait aussi dans la conversation une petite pointe d’inquiétude. « Est-ce que je ne suis pas en train de me planter ? Est-ce que les gens vont me comprendre ? » Ainsi donc, cette nouvelle galette qui vient de voir le jour chez Jazz Village tournait depuis pas mal de temps, libérant son foisonnement et les fulgurances du saxophoniste dans un grand envol multicolore. Disque héritier d’un Donald Byrd dont le jazz fusion à l’aube des années 70 aurait mis les doigts dans une prise de courant branchée sur un courant zappaïen, And The, huitième album du Breton en tant que leader, est un feu d’artifice, qu’on se le dise !
Il est vrai que ce nouveau disque tranche fortement avec ses deux prédécesseurs, Kubic’s Monk (2012) et Kubic’s Cure (2014), deux œuvres brutes enregistrées en trio et habitées d’une urgence à la façon d’un coup porté à l’estomac. Pour mieux situer And The, on aura plutôt à l’esprit Omry (2009) et Cheerleaders (2011), quand Pierrick Pédron avait électrifié son jazz et partagé sa passion ancienne pour le rock progressif (dont il retrouve ici un des acteurs en la personne du guitariste Chris De Pauw), jusque-là peu connue de son public. Mais ici, tout semble démultiplié par la luxuriance des instruments qui sont à la fête : une batterie associée aux percussions et à un xylophone ; des claviers aux accents synthétiques fleurant bon un Herbie Hancock façon seventies ; la persistance rythmique de guitares trempées dans un grand bain funky ; les envols du trompettiste Damon Brown, possibles clins d’œil à Lee Morgan (« Clock Road »)… Un voyage de 45 minutes où l’inattendu guette au coin de la (dé)mesure et de constructions complexes et syncopées, zébrées de ruptures brutales à la façon d’un John Zorn (« Val 2 » ou « Tootoota », par exemple). Mais le climat général est à la jubilation, qu’on devine par instants sentimentale (« Elise » en est une bonne illustration) ou un brin nostalgique avec ses introductions mettant en scène un piano lointain, un peu désaccordé. Les forces en présence provoquent le dynamitage des codes : ce jazz-là est métissé de rock progressif, de pop haut de gamme lorgnant sur le trip hop, sans oublier l’influence des musiques du monde. « Ethiop », conclusion du disque, dévoile ainsi une géographie imaginaire qui mêlerait Afrique et Balkans.
Les qualités collectives de And The ne sauraient néanmoins faire passer au second plan celles du saxophoniste lui-même : en quelques interventions marquées au fer de la concision – urgence et densité – au soprano comme à l’alto (et parfois les deux en même temps !), le saxophoniste (également vocaliste) vient rappeler à quel point son jeu est des plus passionnants. Une manière de nous signifier qu’après toutes les aventures des années passées, il en a encore « sous le capot ». Au moins autant que la Facel Vega qu’il exhibe fièrement sur la pochette du disque, dont le visuel lunaire ne nous éclaire pas vraiment sur le sens à donner au titre And The. De source sûre, il s’agirait de laisser toute sa place à l’énigmatisme (sic) ou, ainsi que le suggère Manu Gallet, fortement impliqué dans la sculpture sonore de cet objet musical pas comme les autres, de suggérer « une ouverture dans l’espace-temps ».
A chacun d’entre vous de s’y faufiler comme il le souhaite en acceptant de faire le grand saut. Attention, vous n’en reviendrez pas !