Scènes

Soirée Vents d’Est à l’Ermitage

Le label Vents d’Est organisait au Studio de l’Ermitage en janvier 2010 une soirée en deux concerts pour la sortie du disque des Parlophones, « Bulu-Fulassi ».


Le label Vents d’Est organisait au Studio de l’Ermitage (dans le XXè arrondissement de Paris) en janvier 2010 deux concerts pour la sortie du disque des Parlophones, « Bulu-Fulassi », qui assuraient la première partie de Mobile. deux groupes aussi opposés que complémentaires... Tandis que le premier évolue entre conte et improvisation libre, le second s’engage dans une voie résolument rock.

C’est un trio qui accueille le public : Daniel Erdmann (saxophone ténor) et Francis Le Bras (piano et Rhodes) accompagnent la voix d’André Ze Jam Afane. Ce dernier a écrit tous les textes qu’il va dire, chanter, susurrer, crier... Conter, en somme.

« Respire en chérissant ce souffle porteur de vie. » Tels sont les premiers mots prononcés par la chaude et douce voix de Ze Jam Afane, qui détourne et retourne les codes du slam pour dire un poème musical, un conte mélodique, une « berceuse essentielle ». Son seul accent (camerounais) lui confère une certaine théâtralité, une présence qui emplit l’espace : éclats de rire, pas de danse, regards incisifs ; le corps entier est mobilisé. Les spectateurs sont hypnotisés, enchantés, étonnés aussi. Peu à peu, des thèmes se dégagent : le souffle, le mouvement, la vie d’une part, la politique d’autre part, éventuellement traitée de manière burlesque. De la dénonciation humaniste du règne de la dictature en Afrique à celle d’une volonté de puissance clownesque, en passant par Chaud-open-aware [1], le hérisson célibataire, Ze Jam Afane polarise l’espace autour d’histoires drolatiques et poétiques en se définissant lui-même comme un « haut-parleur ». « Diseur de vérité », il l’est, mais il agit aussi comme un révélateur de la parole elle-même. Ainsi, dans le deuxième morceau, il passe tout à coup à une langue étrangère après avoir évoqué les « nouveaux-nés [qui] se nourrissent d’onomatopées », faisant de nous des nouveaux-nés à la parole : on redécouvre soudain le pouvoir « berceur » des mots, et la musicalité enfouie sous les discours de tous les jours.

Une musicalité qui est travaillée à trois. Malgré la primauté du texte, les musiciens sont loin de n’être que des illustrateurs ; le conteur ne cesse de jouer avec eux, avec ou contre la musique, de la mimer, de la provoquer, de la reprendre à son compte/conte. Ze Jam Afane a souvent l’air de tenir un saxophone imaginaire, ce qui ne manque pas de faire sourire l’assistance, et les syllabes apparaissent parfois comme autant de notes sur ce saxophone qui n’existe pas tandis que sur celui qui existe, on entendrait presque une voix... Daniel Erdmann n’hésite pas à la mimer ou à utiliser l’instrument comme un prolongement de son souffle, faisant ainsi le lien entre celle du conteur et celle, exclusivement musicale, du pianiste. Tantôt aérien, tantôt rythmicien, le saxophone ponctue la parole, l’entoure, l’enlace, la pousse enfin sur un terrain où le sens passe de l’énoncé à l’énonciation, de la raison à l’émotion. Les phrases écrites par Ze Jam Afane sont extrêmement musicales en elles-mêmes : rythme, échos, assonances et allitérations travaillent le texte de l’intérieur. Ces jeux de résonances sont repris notamment par Francis Le Bras avec la pédale, les contrastes entre l’aigu du saxophone et le grave du piano encadrent le médium de la voix, le Rhodes sème des notes ethérées dans l’espace sonore... La voix, tripartite, passe de l’homme à l’instrument en un unique mouvement pour finir dans l’urgence d’un cri muet qui dit ce qui ne peut être dit, seulement ressenti.

Zé Jam © H. Collon

La triple entente de la première partie laisse place au rock, au travail électronique du son et aux rythmes inattendus : le quartet de Luis Vina investit la scène. Accompagné par Gilles Coronado à la guitare, Guillaume Dommartin à la batterie et Damien Sabatier aux saxophones alto et baryton (c’est son premier concert avec le groupe), le compositeur, qui est aussi clarinettiste et saxophoniste ténor, présente des morceaux qui ont la particularité de rester ouverts tout en étant assez écrits. Les mélodies claires et chantantes, que l’on peut retenir relativement facilement (ce qui n’est pas si courant !) sont contrebalancées par des rythmes complexes et des improvisations qui tirent plus vers Sonic Youth que vers Radiohead. La guitare, qui se fait parfois basse pour les soufflants, est comme un électron libre ; Coronado joue ainsi l’introduction de « Family Man » de manière résolument rock (y compris dans la gestuelle...), tandis que les cuivres mettent en place le thème, joyeux et mélodieux.

Une unique ombre ternit le tableau : certains solos apparaissent davantage comme des passages obligés que comme l’évolution naturelle du morceau – un défaut que l’on ne retrouve pas sur le disque, Instabile. Pourquoi plaquer des improvisations là où l’écriture ne le nécessite pas ? On a parfois l’impression dans les concerts que l’on improvise pour apposer un sceau de qualité, comme si le fait de ne pas improviser signifiait immédiatement : « Ceci n’est pas du jazz ». Jazz ou pas, si l’improvisation ne naît pas d’une écriture-écrin ni de l’interaction collective, il est dommage, voire nuisible, de la surimposer.

Si le débat sur la place de l’improvisation dans le jazz est loin d’être terminé, celui sur la soirée Vents d’Est est clos : non content d’éditer d’excellents disques, ce label organise d’excellents concerts. À quand le prochain ?