Scènes

Südtirol Jazz Festival, 33e édition (I)

Soirée d’ouverture de la 33e édition du festival de jazz du Südtirol (Alto Adige)


À Bolzano (Bozen), soirée d’ouverture de la 33e édition d’un festival pas vraiment comme les autres. La création contemporaine y est soutenue depuis des années d’une manière exemplaire et rare. Un exemple à méditer, après que l’on a apprécié la « Fanfare Fatale », menée par Andreas Schaerer !

En France, on appellerait ça un festival d’altitude. À mon avis, Jean-Pierre Layrac, directeur de « Jazz à Luz », et Klaus Widmann, directeur du festival du Südtirol, devraient se rencontrer, car ils ont beaucoup de choses à se dire. Il est vrai que derrière les ressemblances apparentes (région de montagne, sports d’hiver et tourisme d’été, cols alpestres ou pyrénéens, on oublie la différence, programmation très contemporaine, concerts décentralisés, etc.) se cachent des différences hurlantes : ici on baigne dans une certaine forme de choix culturels assumés par toute une région, là-bas on continue à se battre contre l’indifférences des décideurs, politiques et autres. Voyons ça.

Le « jazz festival » du Südtirol (Alto Adige en italien) est accompagné, soutenu, aidé, financé, compris, par au moins douze supports institutionnels (provinces, villes) et vingt-six sponsors nationaux et régionaux, dont un bon nombre de banques, d’hôtels de luxe et d’industries. Sans compter les soutiens de cinquante-huit partenaires, dont douze « culturels » - musées d’art moderne et autres lieux institutionnels ou privés. Imaginez que « Jazz à Luz » soit ainsi porté par toute la région de Lourdes, bien au-delà du pays Toy, que toutes les grandes banques apportent leur écot, que toutes les médiathèques et autres musées de la région fassent de même, que les villes alentour, le département, la région, soutiennent de façon substantielle le festival, que les hôtels de luxe (s’il y en a) ouvrent largement leurs chambres et leurs parcs aux musiciens et aux autres invités… Imaginez surtout que toute une classe dirigeante d’une région soit convaincue par trente-trois années de travail que la création en art vaut mieux que la consommation de produits pré-digérés par le système, et vous aurez à la fois les raisons d’un succès et la voie à suivre par nos pauvres élites…

C’est dans ce contexte que les quatre cents personnes qui se pressaient hier soir dans la belle salle du théâtre de Bolzano (Bozen) [1] ont assisté à un spectacle créé pour l’occasion sous la direction du chanteur suisse Andreas Schaerer et sous le titre énigmatique de « Fanfare Fatale ». Ces personnes - souvent liées à tous les organismes cités plus haut - ont formé un public un peu conquis d’avance, mais à qui il faut quand même proposer quelque chose qui soit à la fois novateur et convaincant, si ce n’est séduisant. Pour fabriquer un spectacle de ce genre, Andreas Schaerer est parfait : il s’est entouré de Leïla Martial, rencontrée l’an dernier sur les lieux même du festival, et avec laquelle il partage le sens et le goût des vocalités les plus modernes et les plus risquées, mais aussi de son partenaire habituel Martin Eberle à la trompette et au bugle (une révélation !), et du saxophoniste et rappeur Soweto Kinch, emblématique de l’édition 2015, placée sous le signe des « UK Sounds ». Comme la bassiste Ruth Goller, qui vit et travaille à Londres, est originaire de Bolzano, que Valentin Ceccaldi (cello) est venu à point nommé jouer avec tout ce beau monde, et avec Leïla Martial en particulier (une superbe mélodie de Fauré revisitée, détournée, sublimée), le casting est déjà parfait. Ajoutez l’excellent Peter Rom à la guitare, un joueur d’orgue Hammond du nom de Benny Omeizell, et voilà un octet prêt à servir.

À servir quoi, me direz-vous ? D’abord, mais pas uniquement, la musique d’Andreas Schaerer, qui a su habilement se mettre en deuxième rideau pour donner à chacun de ses invités le temps de leur prestation soliste. Un peu comme au JATP de jadis, si l’on veut, mais avec un sens plus affûté des transitions. Ainsi Leïla Martial a-t-elle repris avec lui le « Smile » de Charles Chaplin (avec Ceccaldi elle a chanté Fauré, voir plus haut), et Soweto Kinch emballé la salle avec ses succès et son art de l’improvisation verbale (un bel exercice sur le mot « JAZZ », décliné en « Joyful », « Amazing », « Zoulou » et « Zéro » !) ; pour finir, Andreas qui, après avoir laissé à Martin Eberle le temps d’un magnifique solo de bugle, a pu conclure avec une composition originale pleine de fougue.

Au total, quelque chose de très baroque, de très nombreux signes de modernité, mais en même temps, de très évidents clins d’œil au passé du jazz, et une foule conquise. Le festival peut maintenant se dérouler un peu partout dans la région [2] dans des lieux incroyables, devant des assistances parfois modestes, parfois importantes : l’essentiel est fait, dit, et assumé.

par Philippe Méziat // Publié le 29 juin 2015

[1Je rappelle que dans cette région, devenue italienne sous Mussolini, on parle aussi bien italien qu’allemand (autrichien).

[2La gratuité est souvent la règle, mais pas toujours.