Scènes

Des cadencements fébriles s’emparent de Bolzano 🇮🇹

Le Südtirol Jazzfestival Alto Adige a fait rimer spectacle vivant et traditions populaires.


Erdmann-Remigi-Reznichenko © Mario Borroni

Ce festival né en 1982 à Bolzano témoigne d’une vitalité exceptionnelle, les concerts sont décentralisés et s’établissent dans les moindres recoins du Haut-Adige. Fidèle à sa tradition, cet évènement voit se produire des noms reconnus sur la scène jazz internationale, mais offre également la possibilité à de jeunes talents de s’imposer face à un public intergénérationnel. Les refuges de montagne, l’art culinaire constitué d’un mélange savoureux entre les traditions italiennes et autrichiennes ainsi qu’une remarquable tradition hospitalière ne peuvent qu’enrichir les expérimentations musicales. Témoignage de quatre journées éblouissantes, du 1er au 4 juillet 2024.

Se rendre à Bolzano nous fait voyager d’une chaîne de montagne alpine à l’autre. Une fois que le tunnel du Mont-Blanc et sa traditionnelle file d’attente sont franchis, c’est la plaine du Pô qui va défiler pour atteindre Milan avant de s’engager dans une vallée de vignobles qui conduisent aux cimes abruptes des Dolomites. Le superbe Laurin Hôtel, partenaire du Südtirol Jazzfestival Alto Adige est là pour nous ressourcer, l’effort n’aura pas été vain.

Olga Reznichenko © Südtirol Jazzfestival Alto Adige

Et quoi de mieux que de descendre illico se rafraichir dans la cave de la Batzen Sudwerk Ca’ de Bezzi afin de se plonger dans les décibels déversés par le groupe Polyplay de Jo Wespel, alias Beatdenker. C’est une avalanche sonore qui nous submerge, des réminiscences de hip-hop passés à la moulinette, des flots d’expérimentations psychédéliques et une jeune femme infatigable qui emporte tout sur son passage, Olga Reznichenko. Tout aussi à l’aise dans ses démonstrations aux synthétiseurs que dans l’anticipation de climax intenses, elle est l’incarnation de la fièvre souterraine, vivant la transe comme un but ultime. Beatdenker intègre ce cataclysme sonore avec ses accords contrariés à la guitare et Philip Dornbusch se mue en batteur imperturbable générant des coups très appuyés sur sa grosse caisse.

Le lendemain c’est une toute autre forme de descente dans les abysses qui se concrétise avec le Bunker H, soit sept mille mètres carrés de tunnels construits par l’armée allemande en 1943. Ce dédale de couloirs arrachés par l’homme à la roche donne l’occasion d’écouter religieusement le duo composé par Sofia Jernberg au chant et Mette Rasmussen au saxophone alto. L’association musicale du duo est souveraine, puissante comme l’est ce lieu inhabituel géré par la coopérative Talia. La voix spectaculaire de Sofia Jernberg amplifie magnifiquement le spectre sonore et se joue des envolées insolites de Mette Rasmussen. Les micro tonalités vocales, le registre grave d’une pureté confondante exprimé au saxophone se calquent sur les veines de la paroi rocheuse. La sincérité de ces deux musiciennes apporte une dimension tragique à leurs improvisations.

Mette Rasmussen © Südtirol Jazzfestival Alto Adige

Il est temps de prendre un bol d’air salutaire et nous voilà en train de serpenter à flanc de montagne afin d’atteindre les contreforts des Dolomites. Le chalet Stanglerhof perché sur un promontoire offre un panorama sur les vallées environnantes, les vins blancs et les mets y sont de qualité tout comme le trio qui va s’y produire. Ruth Goller, connue pour ses performances sur la scène punk de Londres s’est produite avec Marc Ribot et Dalmon Albarn, son jeu de basse électrique très nerveux se calque aisément sur la batterie de Daniel Klein et le vibraphone de Mirko Pedrotti. Alliages faits de bois et de métal, les morceaux traversent des mondes qui vont de l’Afrique à des ambiances Blue Note des années soixante tout en lorgnant sur des ambiances typiques de la scène de Canterbury. L’originalité tient beaucoup à la voix diaphane de Ruth Goller, ses comptines susurrées enrichissent l’atonalité du vibraphoniste. Toute la première partie du concert très formatée fait rejaillir la virtuosité des trois interprètes par une forme de prévisibilité. Soudainement, la seconde partie de la prestation monte d’un cran et libère l’énergie sous-jacente jusque là bridée. De la basse émergent des saturations sonores qui renvoient à Hugh Hopper permettant ainsi à la batterie et au vibraphone de s’épancher magistralement.

Økse © Südtirol Jazzfestival Alto Adige

La célèbre momie Ötzi, vieille de 5300 ans et retrouvée dans la fonte d’un glacier en 1991 ne peut laisser insensible. Exposée au musée archéologique de Bolzano, elle a remis en cause beaucoup d’hypothèses scientifiques. ØKSE a aussi une connotation historique importante qui s’étend bien au delà de la modernité du quartet, ce nom danois est assimilé à Ashé, soit l’énergie vitale et universelle de la religion Yaruba d’Afrique occidentale. Ce fut incontestablement un moment très fort du festival. Quatre magicien·ne·s ont littéralement subjugué le public, enfants se trémoussant, jeunes gens conquis d’emblée et seniors qui ouvrent grand leurs yeux. Car il y a de quoi, Val Jeanty est une magicienne astrale avec ses inventions à base d’électronique, Petter Eldh ancre la musique au sol avec sa contrebasse mais sait comment la diversifier par des séquences pré-enregistrées. Tout du long, ce sont Mette Rasmussen avec ses chorus en forme de spirales et Savannah Harris qui anticipe les variations harmoniques avec une énergie colossale à la batterie qui mènent la danse. Avec une ovation finale qui fera date.

Comment ne pas se rendre dans l’antichambre économique de la région sans un détour par ses 5500 hectares de vignobles. La distillerie Rôner forte de soixante-quinze ans d’expérience et située à Termeno avait fait les choses en grand. Après une visite des lieux et une dégustation d’alcools locaux - avec modération - place au duo enchanteur Pamelia Stickney et Peter Rom. La jeune musicienne américaine est spécialiste du thérémine, instrument inventé il y a 100 ans par le Russe Lev Sergueïevitch Termen. Elle produit des sons avec le mouvement de ses mains dans un champ électromagnétique sans jamais toucher physiquement l’instrument. Modernisé depuis par Moog, les sonorités extatiques qui proviennent du thérémine furent une révélation pour une bonne part du public. Peter Rom apporte des variations rythmiques avec un jeu de guitare électrique toujours inspiré, l’aspect mélodique prime et des boucles électroniques déploient un climat onirique, d’une pureté immaculée. Le développement musical se propage tient l’auditoire en haleine. Prestation de toute beauté.

Erdmann, Remigi, Reznichenko © Südtirol Jazzfestival Alto Adige

Le festival est associé au Filmfestival Bozen et convie la musique improvisée à accompagner la projection de « Mr. Radio », un film muet allemand de 1924. Ce film a été réalisé par Nunzio Malasomma, qui avait quitté l’Italie après l’arrivée au pouvoir de Mussolini en 1922. Le rôle-titre était joué par une star de l’époque, Luciano Albertini de retour de chez Universal Pictures aux Etats-Unis. Et c’est un trio soudé, composé de Daniel Erdmann au saxophone ténor, de Francesca Remigi à la batterie et d’Olga Reznichenko aux claviers électroniques, à qui revient la tâche de faire revivre cette pellicule restaurée de 24 mm. Nunzio Malasomma filme des scènes d’escalades et de poursuites avec une profondeur de champ étonnante pour l’époque. L’aspect comique n’est jamais négligé et les vues abruptes des montagnes deviennent pour le coup un clin d’œil aux Dolomites environnantes. Le saxophone plaintif, propice à la tendresse, le clavier portatif qui souligne des textures bigarrées et les constants renouvellements rythmiques de la batterie font revivre ces images au parfum désuet. Les improvisations atteignent leur but, nous transportent et effacent l’espace-temps, les musicien·ne·s ont magistralement imprimé un rythme qui a mis en valeur les différents plans cinématographiques.

Camilla Battaglia © Südtirol Jazzfestival Alto Adige

Le ciel est couvert, il pleut alors que Camilla Battaglia, Simone Graziano et Julian Sartorius se préparent à entrer sur la scène principale du Parco Cappuccini. Malgré la météo peu clémente, le public est venu nombreux. Le timbre de la voix de Camilla Battaglia magnifie d’emblée le concert et ne laisse personne indifférent, l’intensité dramatique qu’elle propage comble l’auditoire concentré. La pluie a cessé, le pianiste habitué à l’univers féérique de la chanteuse met en valeur les différentes séquences improvisées, passant de l’abstraction pure à des joyaux mélodiques. Le batteur sans cesse surprenant d’audace remodèle les compositions lyriques abondamment déployées. Applaudissements chaleureux, le ciel s’est dévoilé, des étoiles surgissent.

Jet Whistle © Mario Borroni

Et les Français ? Les sympathiques Toulousains d’Inui se produisaient à Brunico et à Bressanone aux mêmes horaires que certains des concerts recensés ci-dessus, un journaliste allemand m’en a dit le plus grand bien. C’est Jet Whistle qui va être encensé par la foule, ses nombreux climats musicaux proposent des ambiances intimistes dignes du dix-neuvième siècle, s’accolent allègrement avec l’électronique et ne négligent aucunement la technique sérielle chère à Pierre Boulez. Adlane Aliouche sait aisément installer des ambiances bigarrées avec ses claviers, permettant ainsi aux solistes de s’imposer. Paolo Rezze fait preuve d’imagination et nous gratifie d’un solo de basse joué au médiator qui fait immanquablement penser à Steve Swallow, Sacha Souêtre fait quant à lui flamboyer les compositions par un jeu nuancé à la batterie. Fanny Martin rayonne, ses interventions à la flûte traversière essaiment une exquise diversité comme dans Rocket et Absence, deux compositions juxtaposées. La découverte de Jules Regard par une frange du public germanique nostalgique des envolées spectaculaires d’Albert Mangelsdorff se concrétise par une ovation. Impressionnant d’aisance avec une grande vitesse d’exécution à la coulisse et une étonnante maturité musicale, le jeune tromboniste est acclamé.

Les concerts proposés dans des paysages fabuleux, la diversité du programme musical et les projets artistiques inédits font du Südtirol Jazzfestival Alto Adige une réussite totale. Les trois co-directeurs Stefan Festini Cucco, Roberto Tubaro et Max von Pretz - présent sur tous les fronts - avaient le sourire, on les comprend.