Scènes

Südtirol Jazz Festival (Alto Adige), 32e édition (III)

Les journées de mercredi et jeudi, solos et concerts au Museion.


Mercredi 2 juillet : journée des solos, et du quintette de Didier Levallet. Rafaëlle Rinaudo, Julien Desprez, ont animé des lieux de culture (Eurac, Museion) avant le grand concert du quintette sur la place Walther. Jeudi 3 juillet : Fanny Lasfargues (solo), puis Radiation 10, au Museion. Jazz meets Art !

Un musicien, ça joue. Comme un enfant, et chacun sait que le jeu c’est sérieux. C’est sérieux, mais on peut y mettre plus ou moins d’intensité, on peut y croire, ou ne pas trop y croire. Et puis on ne joue pas à deux ans aux mêmes jeux qu’à dix, ou trente, ou soixante-douze. Et là, apparaissent des différences. Rafaëlle Rinaudo (EURAC, 2 juillet vers 14.00) joue de la harpe. Mais elle n’en joue pas comme on pourrait s’y attendre, même si ont peut supposer qu’elle sait aussi faire les grands glissandos liquides, les chutes du Niagara et tout le tremblement. Elle ne fera rien de tout ça et le montre d’emblée en braquant un pistolet à flèches sur son bel instrument noir, lequel est déjà décoré de bouts de bandes magnétiques, de petites balles de ping-pong, de guirlandes, de pinces à linge et j’en passe. Elle va donc jouer, plutôt comme un enfant qui aurait envie de s’amuser avec les boîtes à rythme, les boîtes à boucle, les boîtes à bijoux, et puis aussi comme une jeune fille qui voudrait nous embêter un peu, pour voir ce qu’on va dire. Provoquer, quoi ! Alors, qu’est-ce que ça vous dit, mon tintouin ?

Rafaëlle Rinaudo Photo Ph. Méziat

Ça nous dit qu’à la fin de son solo, très applaudi, quelqu’un lui pose la question qui tue : « Comment vous situez-vous comme artiste quand vous investissez un lieu comme celui-ci ? » Et là, que voulez-vous dire ? Eh bien elle trouve la bonne réponse, Rafaëlle : elle dit que quand elle est dans la fabrique de la musique (et c’est son premier solo) elle ne peut être en même temps dans sa théorisation. Et toc. Moi, dans l’ensemble - je ne vais pas me défiler - j’ai trouvé ça plutôt bien dans les moments « noise », ou « bruitistes » (n’oublions pas que Luigi Russolo était italien), et un peu plus contestable dans les (rares) phases « new age », qui sont bien faites mais ne me procurent aucun plaisir, même pas au second degré. Le registre « musak », très peu pour moi.

Julien Desprez, lui, joue au Museion ; c’est un des concerts de la série « Jazz meets Art ». Le Musée d’art moderne de Bolzano (Bozen) abrite des œuvres magnifiquement exposées, sur trois niveaux. Julien joue en solo aussi. Il a préparé son affaire, il s’est préparé, il a préparé sa guitare, ses boîtes bleues, ses boîtes rouges, ses joujoux. Très concentré, un peu nerveux, il va faire défiler une série de moments de musique dont on pourra supposer, après coup, qu’ils ont été quasiment écrits. Notons quelques registres : d’une part une façon très leste d’évoquer le blues et le rock, en balançant de petites phrases très rapides le long du manche, bas en haut, haut en bas. D’autre part une manière de longues notes tenues, parfois tenues par les boîtes toutes seules, le musicien restant immobile, les yeux fermés. Et aussi une façon de jouer avec les apparitions/disparitions de sons, un jeu très rapide des pieds permettant cette virtuosité. Le son se répercute un peu, et la salle, haute, convient bien à cette musique forte, dense, dure parfois. Ce qu’elle dit n’est pas tendre, en tous cas pas rose. Voilà. Tout n’est pas rose aujourd’hui, et même les enfants le savent au fond d’eux-mêmes. Très beau moment de musique dans ce Museion.

Julien Desprez Photo Ph. Méziat

A Bolzano, les orages d’été sont soudains, mais ils ne durent pas. Ce pourquoi, malgré la pluie qui s’effiloche, Andreas Schaerer peut présenter les résultats de son workshop de l’après-midi, et Didier Levallet son programme habituel, en allemand s’il vous plaît. Le tout sur une place Walther quand même assez refroidie, mais tout à fait prête à écouter la musique bien ourlée du (désormais) célèbre quintette, que j’écoute ici pour la quatrième fois au moins. Une musique que je connais bien, que j’aime beaucoup pour ses qualités d’écriture, pour le son que les trois jeunes femmes ont su trouver (ce sont elles les représentantes de la « jeune scène » !), et pour le plaisir communicatif que le chef et concepteur de la chose y prend visiblement. Note bolzanienne : il me semble qu’à deux ou trois reprises, Sylvaine Hélary et Céline Bonacina ont proposé des excursions un peu audacieuses, une phrase par-ci, un déboulé par-là, qui n’ont pas toujours été reprises par une rythmique qui restait dans ses rails. Alors plus tard, peut-être. Et si l’avenir de ce quintette était de donner aux trois jeunes femmes l’occasion d’écrire et d’arranger pour lui ? Ou de déranger ?

Le lendemain, c’est à nouveau au Museion, mais dans les étages, que Fanny Lasfargues joue en solo. Elle se glisse dans le vaste espace réservé à l’artiste vedette du moment, Tatiana Trouvé. « I Tempi Doppi » c’est le titre de la série exposée, des bronzes peints, une porte miniature, et surtout, sous le titre « Hommage à Galilée », une installation de fils à plomb pendus et inclinés diversement vers le sol, probablement grâce à des aimants incrustés. Une œuvre magnifique, aérienne, qui joue avec la lumière de façon légère et subtile. Un rapport contrasté entre chute et élévation. Letizia Ragaglia, directrice du lieu, a proposé à Fanny Lasfargues (qui a accepté) de jouer trois pièces en rapport avec trois « objets » (objets Trouvé évidemment), qui seront présentés avant d’être « interprétés ». Et ça se déroule ainsi, devant un public très nombreux : quand le jazz rencontre l’art contemporain, les salles se remplissent.

Photo Ph. Méziat

D’emblée, Fanny Lasfargues donne à son solo (élaboré à l’aide de sa guitare basse électro-acoustique et de nombreux accessoires électroniques et matériels) une dimension « organistique », néologisme qui signifie que l’orgue, le grand orgue, est un peu le modèle qui sous tend la démarche. Les boîtes font comme une sorte de registration, que l’on appelle des pieds ou des mains ; elles permettent de structurer des fonds à l’aide des boucles, et la soliste peut jouer par dessus sa ligne mélodique. Après un commentaire parlé (peut-être un peu long) de la deuxième pièce, l’interprétation se construit à partir de séquences chuintées auxquelles se surajoutent des lignes très aiguës. A l’évidence, les pièces « improvisées » semblent après coup tout à fait logiques, construites, il s’agit bien de composition instantanée. Et l’« Hommage à Galilée » sera comme un point d’orgue, superbe moment de musique où, à partir d’une sorte d’évocation du bruit de fond de l’univers, Fanny Lasfargues lève les yeux au ciel et termine sur des effets de fusées particulièrement réussis. Par rapport à d’autres solos entendus d’elle (à la contrebasse il est vrai), c’est une progression encore plus marquée vers la réalisation de petits bijoux sonores.

Fanny Lasfargues Photo Ph. Méziat

(Qu’on m’autorise ici un rapide hommage à celle qui fut, à Grenoble comme à Nîmes, la conceptrice audacieuse et généreuse de nombre de festivals et concerts, dont certains furent pour moi des exemples - concert balade au musée de Nîmes, par exemple. Je veux parler de Nicolle Raulin, qui vient de perdre un fils, l’une des choses au monde les plus cruelles pour une mère. Elle a été (d’autres le savent mieux que moi) à l’origine de beaucoup de très belles avancées de cette musique qui nous retient encore aujourd’hui ; son « Printemps du jazz » à Nîmes était un superbe moment de renaissance - rien à voir avec ce qui s’y fait aujourd’hui sous la coupe de programmateurs à la mode.)

Après un court intermède, cette fois dans les espaces verts qui entourent le musée, Radiation 10 présente son nouveau programme. Des pièces de longue durée, toujours fondées sur une interaction entre moments d’écriture et moments d’improvisation, dont il nous a semblé que la projection manquait encore un peu de puissance même si Joachim Florent est toujours aussi impressionnant à la contrebasse (parfaitement sonorisée), sans parler d’Aymeric Avice (tp) et Fidel Fourneyron (tb) très en vue eux aussi - tous au service d’un collectif très « coaxial » et néanmoins éclaté. A revoir très vite, on le souhaite.