Chronique

Sylvie Courvoisier

Chimaera

Sylvie Courvoisier (p), Wadada Leo Smith, Nate Wooley (tp), Christian Fennesz (g, elec, fx), Drew Gress (b), Kenny Wollesen (dms, vib)

Label / Distribution : Intakt Records

Des titres ou des détails du peintre Odilon Redon, voici le point de départ de Chimaera, le nouveau et surprenant disque de la pianiste Sylvie Courvoisier avec un line-up proprement étourdissant, jugez plutôt : dans « Le Pavot Rouge », le piano cristallin serpente autour des trompettes de Nate Wooley et Wadada Leo Smith. De loin en loin, le travail sonore de l’Autrichien Christian Fennesz à la guitare ou aux platines croise la ligne de basse irréfragable de Drew Gress et le colorisme du batteur Kenny Wollensen. Un aréopage transatlantique pour une musique d’une fluidité rare ; à l’image des peintures souvent très simples de Redon, la musique de Chimaera va chercher l’émotion dans son flot le plus pur, s’appuie sur les trompettes pour aller sonder l’âme, en prenant le temps du symbole, en visitant chaque recoin tout en restant extrêmement attentive aux sons. Avec « Partout des prunelles flamboient », inspiré par une estampe de l’artiste, le piano va chercher dans les profondeurs du rythme, dans une noirceur où Fennesz établit souvent son camp de base.

En choisissant les peintures de Redon comme base improvisationnelle, Courvoisier et ses compagnons s’inspirent d’une œuvre où l’ésotérisme et la noirceur affleurent au milieu de peintures parfois très sobres en couleurs, où les influences littéraires sont prédominantes, à commencer par Edgar Poe. C’est un univers qui sied parfaitement à Wadada Leo Smith, auteur de quelques fulgurances d’une grande poésie (« La Chimère aux yeux verts », sans doute le sommet de l’album) et dont la discussion sous-jacente avec la guitare de Fennesz est l’une des grande réussites de cet album. Difficile cependant de tirer de Chimaera quelque individualité : c’est dans la grande complémentarité commune de « Le Sabot de Vénus », et sa douceur rêveuse que l’orchestre montre son plus beau visage, délicieusement psychotrope et très profond.

Dans ce double album où il fait bon se perdre, Sylvie Courvoisier laisse beaucoup de place à ses invités. Elle est discrète, mais chacune de ses interventions est décisive. C’est parfois un éclat soudain qui fait exploser une nappe envahissante, souvent ponctué par le travail de l’ombre de Drew Gress, ou c’est une main droite véloce qui vient apporter une profondeur inattendue, un décentrement d’une grande poésie. On pense aux Yeux Clos, l’une des plus célèbres peintures de Redon, pour qualifier ce disque magnifique : éloge de l’écoute profonde et du temps suspendu jamais avare de voyages intérieurs.

par Franpi Barriaux // Publié le 21 janvier 2024
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