Jazz sous les pommiers, une médaille d’or
Une édition sous le signe des échanges et collaborations en tous genres.
L’édition 2023 se terminait sur la promesse de la perspective de devenir « le pôle référence jazz » et musiques cousines.
2024 corrobore cet engagement moral et physique. Moral par la philosophie de JSLP basée sur le respect, la considération des uns envers les autres, la confiance et la valorisation dans ce contexte fracturé qui porte ses fruits et garantit un résultat indéniable. Physique par la consécration d’une année de travail aux multiples compétences qui permet à cette « musique de niche, le jazz, dans une petite ville du Cotentin qui passe de 7000 habitants à 70000 », précise son directeur Denis Lebas, de proposer une telle programmation. A savoir, plus de 150 concerts, 97% de taux de remplissage, 47 concerts payants complets sur 55 proposés, 100% de spectacles de rue complets.
C’est la tradition le 1er jour, au lancement du festival, de mettre à l’honneur un groupe local. Au Magic Mirrors, Addis Abeba Surf Club entre en scène. Biberonnés à JSLP où ils ont joué dans tous les lieux ou presque, inspirés par Keziah Jones, ils groovent et font planer sous le frappé métallique de la batterie de Philippe Boudot dans « Pepper Métal » ou de la contrebasse de Rémi Allain. Issu du collectif Orval Cosmic, le trio s’est enrichi en 2017 d’un tromboniste « pour la mélodie ».
Plus tard dans la soirée, le quartet du pianiste Harold Lopez-Nussa remplit la Salle Marcel Hélie (SMH ) d’un son populaire cubain plein d’énergie. L’harmonica de Grégoire Maret et la batterie de Ruy Adrian Lopez-Nussa (le frère du pianiste) s’entremêlent, aussi fougueux que mélodieux dans le morceau « Mal du Pays ». Le public suit le batteur dans des jeux improvisés quand les balais effleurent les cymbales alors que les mains se font légères sur le piano de Harold Lopez-Nussa.
- Robinson Khoury ©Gérard Boisnel
Le nouvel artiste résident du festival, le tromboniste Robinson Khoury, présente sa création MŸA au théâtre.
MŸA enchevêtre les mélodies anciennes de la renaissance, les musiques arabes et les sonorités électro-jazz. C’est aussi une création à trois voix avec Anissa Néhari et Léo Jassef - enrichie de la voix de Lynn Adib - pour écrire « une vision intime d’un monde cellulaire » qui évoque des ancêtres du sud Liban. Le claviériste Léo Jassef distille une musique modale tandis que le délicat toucher d’Anissa Néhari aux percussions les accompagne. Le concert démarre en mi-obscurité avec « Horizon » puis, le morceau « Taxi Brousse » nous emmène au Sénégal au son du trombone très joyeux, tribal et facétieux qui sera illustré par un remarquable solo de percussions. Dans « Qana », la ville de ses ancêtres, le chant intense de Lynn Adib évoque le même langage musical. Ses racines occidentales sont magnifiées par une dansante « Chaconne » de Jean-Sébastien Bach en ré mineur. Au rappel, le tromboniste en solo oscille entre « Ondes et variations » du XVIIe et XVIIIe où il aime se plonger.
Les Jazz Exports Days 2023 se transforment cette année en Jazz Régional Days, une première édition des Tremplins en Région en présence de programmateurs étrangers. Le D’Jazz de Nevers répond à l’invitation. Trois groupes bourguignons et trois groupes normands se produiront tour à tour à Coutances et Nevers. Une excellente inititative comme aime les porter JSLP.
C’est Explicit Liber qui s’impose à l’applaudimètre, avec « Protest Songs ». Ce groupe dijonnais et chalonnais créé en 2017 a disposé sur la scène deux magnétophones qui diffusent en continu une bande témoin de l’histoire des mouvements sociaux dans le monde. Les extraits nous font d’entendre Mai 68, Greta Thunberg, Gandhi, le Chili en 73… L’instrumentation parcourt la musique de la renaissance aux musiques actuelles.
Ce même jour, Naissam Jalal présente sa dernière création Landscapes of Eternity fruit de vingt ans de recherche dont quatre à voyager seule en Inde et à ressentir la musique classique d’Inde du nord. Inspirées, les compositions s’inscrivent dans l’esprit de la tampura qui joue un bourdon en continu sur quatre cordes « libérant des centaines d’harmonies », base de la musique indienne. Le public ressent cette musique immatérielle et méditative à travers les paysages et les lumières évoquées dans « In The Rice Fields at Down », imagine des rizières ou la mousson sur « Soft Rain on a Silent River ». La beauté de la mise en scène tamisée, le talent de la musicienne Flo Comment à la tampura et la complicité avec le pianiste fidèle Léonardo Montana laissent le public en suspension.
Le jeudi, au Magic Mirrors, la formation No(w)Beauty joue un jazz contemporain et éclectique, en permanent va-et-vient entre ses membres. Dans « Cube », le son du piano de Enzo Carniel a des airs de musique classique. Le morceau « Organa » également composé par le pianiste évoque la musique sacrée de Maurice Duruflé. La pureté et la puissance de la trompette de Hermon Mehari trouble la salle dans « Arc ». Pour le plaisir, un standard, « Always and Forever » de Pat Metheny termine ce concert. À Coutances, ce quartet sans véritable nom ni leader joue la première de cet album et, à l’unisson, nous acclamons la Now Beauty, sans parenthèse !
Le soir au TMC, Vincent Courtois et son quintet Finis Terrae illustre le film muet éponyme de Jean Epstein (1929). « Une vie à chercher mon son sur mon violoncelle, comme un accent », déclare Courtois. Les musiciens, assis en demi-cercle s’y expriment avec une grande liberté, sans images projetées. La judicieuse association du violoncelle qui explore les fréquences basses avec le basson de Sophie Bernardo s’allie à l’accordéon diatonique de Janick Martin aux habiletés et textures oscillantes. Une évidence.
Retour à la SMH pour une prestation rare en France. Denis Lebas, directeur du festival, très ému par le son unique de son saxophone, a invité le Norvégien Jan Garbarek. Le public chanceux assiste au concert du quartet avec le percussionniste indien Trilok Gurtu. L’ambiance est intimiste et généreuse. Il ne faut pas perdre un instant de l’inventivité de Trilok Gurtu et de son univers mystique lié aux musiques traditionnelles indiennes. Au rythme des tablas, une conversation facétieuse s’établit entre les deux musiciens devant un public séduit.
- Matthis Pascaud, Marion Rampal ©Gérard Boisnel
La vie à JSLP est intense en émotions. L’essence du jazz s’étend jusqu’au rap. Le créatif beat maker Sorg entouré du rappeur Napoléon Maddox, Jowee Omicil au saxophone et Guillaume Hazebrouck aux claviers portent un émouvant tribut au combat du peuple haïtien pour son indépendance. L’ouverture de Toussaint investit de multiples sonorités : blues, jazz, hip-hop et beats électro pour l’illustration des thèmes de liberté sur « The letter » ou le déchainant « Sugercane » des coupeurs de canne à sucre. Le français, l’anglais et le créole résonnent à l’unisson.
Il reste deux jours pour profiter de formidables concerts. Les deux paires Vincent Peirani - Emile parisien et Vincent Ségal - Ballaké Sissoko, réunis autour de leur album Les égarés, se retrouvent avec délectation. Ce projet régale le public dans « Esperanza » du compositeur accordéoniste Marc Perrone et se laisse téléporter au Mali ou sur les rives de la Turquie avec la kora de Ballaké Sissoko dans une symbiose parfaite. Le violoncelle de Vincent Ségal se fait magistral dans « Orient Express » du pianiste Zoe Zawinul, avant de nous laisser rêveur dans le dernier morceau de Vincent Ségal, « Amenhotep ». Ce concert va rester dans les cœurs.
Dans la foulée l’univers de Marion Rampal, artiste résidente à JLSP depuis janvier, se révèle dans sa création Oizel. On avait été émerveillés par les poétiques Rivières souterraines, puis Tissé et voilà Oizel. Ce projet est né de sa rencontre esthétique avec le guitariste Matthis Pascaud. Ce concert d’une grande beauté scénographique aux couleurs chaudes et tamisées est chansigné par des membres du collectif Les dix doigts en cavale. Oizel, est une allégorie à la douceur et à la poésie. La chanteuse Laura Cahen et les musiciens invités participent de cette ambiance folk et pop. Ensemble, ils chantent un festival inspiré d’oiseaux en tous genres sur de mélodies aussi délicates qu’élégantes. C’est bouleversant de beauté.
- Fanny Ménegoz ©Gérard Boisnel
Moment attendu du festival, la scène découverte au Magic Mirrors, présente trois showcases pour découvrir les nouveaux talents de la scène française. La flûtiste Fanny Ménegoz entre en scène avec Nobi. Inspirée des auteurs qui parlent des foules aspirant à devenir un peuple (le romancier Erri de Luca et l’écrivain Victor Hugo), elle improvise une musique symbiotique et imprégnée de compositeurs contemporains du XXe et XXIe siècle. De ces titres, « Elle est plusieurs à t’entendre », « Après l’orage les marins s’endorment sur le pont », « Les marins écarlates ne la ramènent pas sous l’orage », elle signe sa particularité harmonique. La connexion avec le contrebassiste Alexandre Perrot renforce le thème tandis que les maillets du vibraphoniste-percussionniste Gaspar José rythment cette expérience méditative. L’unité et la solidarité soudent cet ensemble en fusion en « Tandem pour huit mains ».
Le second groupe, Prospectus, tire son nom d’un morceau de leur inspirateur Steve Lacy. C’est un quartet flamboyant pour lequel tous composent, la sonorité rude et blues du jazz américain est leur fil rouge. Les morceaux vivent et se modèlent sous l’abondance des timbres et des sonorités. Léa Ciechelski dont le cœur oscille entre la flûte et le saxophone se délecte des deux pour notre plaisir d’écoute.
Congé Spatial, termine ce set dans les hautes sphères. Le piano d’Étienne Manchon, les effets du saxophoniste Pierre Lapprand sont d’une imagination explosive. Les sons, les souffles, les murmures s’envolent dans l’univers de notes puissantes. De jeunes oreilles se glissent subrepticement au-devant de la scène saisies par les sonorités suaves et apaisantes des « ritournelles à embûches ». Les titres ne manquent pas d’humour, comme « Chaussettes on the Floor ». Depuis leurs dix ans Ils rêvaient de JSLP, bien leur a pris d’y poser des congés intergalactiques.
Le mot de la fin est confié au guitariste Bill Frisell. Avec son trio, il propose un concert en une seule pièce composée de trois boucles mélodiques, terminé par deux généreux rappels plébiscités par un public debout dans un TMC plein à craquer. La légende persiste et signe.
Le 43e festival Jazz Sous Les Pommiers est sacré par ses organisateurs « médaille d’or, toutes catégories » avec un remplissage exceptionnel ; des premières comme le concert chansigné ; un coup de projecteur sur les scènes jazz régionales ; les créations des deux nouveaux résidents Robinson Khoury et Marion Rampal, déjà chéris du public.
JSLP, c’est aussi des choix assumés avec des concerts co-produits quelquefois acrobatiques comme l’hommage à Claude Nougaro, New ’Garo aux multiples invités ou le André Manoukian quartet et Balkanes.
JSLP chouchoute ses résidents en leur offrant pour trois années un accueil, une écoute et un écho pour leurs créations sur le territoire en toute liberté.
JSLP rend hommage aux vétérans pour le 80e anniversaire du débarquement avec un bal lindy-hop et une collaboration avec le Jazz Lincoll Center de New York, la création d’un nouveau big-bang en corrélation des 150 ans de la naissance de Duke Ellington (et 50 ans de sa mort), remarquablement interprété par neuf musiciens français et neuf américains.