Scènes

Jazzèbre 2015, tome 2

Dernier weekend de cette 27e édition du festival perpignanais, du 16 au 18 octobre 2015.


Vincent Courtois © Michel Laborde

Un finish symbolique : Bandes Originales, dernière prestation du violoncelliste Vincent Courtois, invité d’honneur du festival et de la saison Jazzèbre ; nouvelles voix avec le trio Palomar et le duo Schwab/Soro, lauréat de la tournée Jazz Migration 2016 parrainé par Jazzèbre ; et les concerts de Louis Sclavis, habitué du festival, et Ambrose Akinmusire, coup de coeur de cette programmation 2015.

Vendredi 16 octobre

Ce dernier vendredi du festival - qui en a compté quatre autres - est porté sur l’image et le voyage. C’est d’abord Palomar, trio issu des pôles de création du collectif Jazz en L’R, évoqués précédemment, qui ouvre la marche. Le trio puise son inspiration de l’autre côté de la Méditerranée, en Italie, tirant son nom de « Monsieur Palomar », personnage de l’œuvre de l’écrivain italien Italo Calvino qui « observe le monde de sa terrasse par-dessus les toits ». Rien que cette trouvaille suffit à suggérer l’escapade. Puis les compositions joliment surannées oscillent entre la légèreté de ritournelles populaires, sardes ou provençales, suggérée par la danse des balais de Frédéric Cavallin et l’ancrage harmonique et rythmique d’une fanfare, assurée par Daniel Malavergne au tuba. Bien que joyeuse, la formule s’essoufflerait sans les divagations et le grain de folie de Patrick Vaillant à la mandoline. Entre les morceaux, il se plaît à se perdre dans des récits nostalgiques décalés : « Ils nous ont enlevé la météo marine : la poésie ; ils l’ont remplacée par la propagande : la bourse ! ». Ce cousin humoristique d’Eve Risser parvient à faire sourire la salle en évoquant la sensualité de Marie-Pierre Planchon, voix de France Inter. Un rafraîchissement agréable, même s’il manque un peu d’épaisseur à ce breuvage que le temps se chargera de parfaire.

« Bandes Originales » Robin Fincker, Vincent Courtois, Daniel Erdmann © Michel Laborde

A 20h30, le public prend place dans la principale salle du Théâtre Municipal. Un lieu à l’acoustique idéale et à l’âme bien vivante en dépit de son grand âge. 400 places réparties selon l’architecture des théâtres à l’italienne du début du XIXe, un parterre incliné et deux étages de balcons et loges surplombant la scène. Ce soir, on y joue du cinéma sonore. Bandes Originales : nouveau projet de Vincent Courtois avec deux saxophones ténor, Daniel Erdmann et Robin Fincker. Les BO sont glissées dans nos oreilles par le trio appelé précédemment Médiums. L’idée n’est pas de reproduire ces musiques orchestrales et appartenant à la mémoire collective - ce serait trop facile - mais de les réinventer avec une contrainte de forme, celle de trois instruments qui jouent dans une même tessiture médium. Là, sont les moyens de procurer l’émotion. Sans contrainte, pas de création. Ces compositions mises à nu laissent, l’air de rien, de l’espace pour des jeux flambants neufs.

Ça commence avec un thème de Nino Rota à l’allégresse communicative ; ça évoque Alain Resnais avec le thème d’ Hiroshima mon amour  ; puis, ça revisite la musique de Maurice Jarre, celle du film Soleil Rouge, avant de rendre hommage à Rohmer. Dans le cas de L’Affaire Thomas Crown, Vincent Courtois rappelle que c’est la musique de Michel Legrand qui a dicté le rythme du montage final du film avec Steve McQueen et Faye Dunaway. Le cinéma, c’est souvent une histoire de moyens obtenus ou pas. Take the money and Run. Après un passage chez Woody Allen, on réalise le pouvoir de ces musiques aux lignes de fuite qui rassemblent, celles que Vincent Courtois cherche inlassablement. Le leader rejoue « Freaks » que l’on retrouve sur l’album WEST, morceau inspiré des personnages monstrueux du 7e art, et fait rejouer à Robin Fincker, cocasse complice, le thème d’« E.T. » écrit par John Williams pour le film de Spielberg. Bouclant la boucle, le dernier morceau est tiré de Tous les matins du monde, film d’Alain Corneau sur le violiste, compositeur précurseur, Marin Marais (musique de Marais et Jordi Savall). Magicien, Courtois a ce soir unifié cinéma, musique actuelle populaire et jazz dans un parfait écrin en forme de lyre. On imagine le tableau, on peut même se le projeter sur une toile.

Louis Sclavis © Michel Laborde

Enfin, le théâtre résonne des notes rondes et puissantes de Louis Sclavis, un habitué du festival. Il y joue ce soir Silk And Salt qui fait interagir son Atlas trio (Benjamin Moussay au piano et au Fender Rhodes et le guitariste Gilles Coronado) avec le percussionniste Keyvan Chemirani. À l’instar de son père Djamchid, ce joueur de zarb et d’udu se distingue par sa technique, un savoir faire traditionnel couplé à un sens aigu de l’improvisation, du placement, voué à transcender des morceaux présentés comme un voyage sur les routes de l’Est. Voilà qui ramène l’équilibre après le périple de la soirée précédente. « Dance For Horses », avec ses motifs répétitifs, est une réussite. La cavalcade est suivie de « L’Autre rive » et sa superbe intro au piano qui ramène une langueur délicate et poétique. Le disque promettait un concert inclassable et épuré. On s’y laisse volontiers porter, mais un agacement subsiste. Il vient du jeu étonnamment daté et hors cadre du guitariste, parfois trop bavard pour être entendu. C’est lorsqu’il est à l’unisson avec Sclavis que ce coloriste puissant crée l’évocation nécessaire. On regrette qu’il ne laisse la place qu’il mérite à Chemirani, dont on n’entendra le solo qu’en fin de concert. Le maestro revient finalement aux « Sources » de l’exploration musicale dont il est l’un des plus grands représentants depuis 40 ans. Il le rappelle avec une dose de piquant et de second degré : « On m’a présenté ce soir comme l’un des meilleurs d’Europe, il serait temps que je sois l’un des meilleurs du monde. Enfin, on est au centre du monde, ça devrait s’arranger ! ».

Duo Schwab/Soro © Michel Laborde

Samedi 17 octobre

Des voyages d’ouest en est aux migrations à venir, il n’y a qu’une étape que la nuit nous aide à franchir, puisque nous retrouvons samedi les nouveaux lauréats de Jazz Migration 2016. Le duo du contrebassiste Raphaël Schwab et du saxophoniste Julien Soro est le groupe sur lequel Jazzèbre a porté son parrainage. Ils ont été récompensés. Que de belles choses promises dans ces échanges entre deux co-compositeurs qui passent de valses en sarabandes avec une fraîcheur assumée et jubilatoire ! Les deux échappés du Ping Machine jouent d’abord sur l’aspect comique d’un duo « en train d’élaborer son spectacle » qui repose sur leurs mimiques cartoonesques et leur bouilles attachantes (il est vrai que la plupart des titres n’ont pas encore de nom). Ils jouent aussi sur le changement constant des rôles (leader / suiveur, mélodie / rythme) qui donne lieu à d’amusants croche-pattes et accélérations. L’on retrouve d’ailleurs chez Soro, ici à l’alto, cette subtilité qu’il déploie au ténor chez Big Four, ou cette intensité vue chez Kami Quintet. Schwab, disciple de Riccardo Del Fra, nous gratifie d’une présence ample et taquine, comme il le prouve dans « Les Gens », titre présenté comme « une forme ouverte ». En pleine ascension, il est important de garder l’esprit ouvert !

Ensemble Koa et Samuel Mastorakis au vibraphone © Michel Laborde

Le soir, malgré la concurrence attendue d’un tristement fameux match de rugby, c’est une autre équipe que le public est venu soutenir. L’Ensemble KOA, réunissant neuf musiciens de la scène montpelliéraine passés pour la plupart par le Conservatoire à Rayonnement Régional de Perpignan, investit la scène pour défendre son dernier trophée, son deuxième album paru cette année. On notera, au début seulement, la défection du tromboniste Pascal Bouvier, qui aura peut-être fait piétiner un peu la mise en place ou la stratégie. Le capitaine distribue pourtant ostensiblement les rôles. Certains solistes, en profitent pour créer de belles ouvertures (le vibraphoniste Samuel Mastorakis). D’autres restent trop en retrait, mais de beaux détachements collectifs se créent, les compositions de la section de saxophones soprano-alto-ténor n’étant jamais aussi belles que lorsque jouées ensemble. La progression de l’équipe est réelle cependant puisqu’elle bénéficie tout au long du concert de l’allant de la basse électrique frondeuse d’Alfred Vilayleck (auteur de toutes les compositions) au groove rock-fusion efficace. Petit à petit, les morceaux s’étoffent et s’assouplissent jusqu’au final, « Ahimsâ », éponyme de l’album. Le mot vient du sanskrit et désigne la non-violence et l’absence de toute intention de nuire. Tout ceci n’est qu’un jeu et un essai transformé à temps pour emporter l’adhésion générale et une satisfaction méritée au groupe. Longue vie à ce collectif Koa, initiateur des rencontres annuelles internationales du même nom à Montpellier. Ce printemps dernier, elles ont d’ailleurs accueilli Ambrose Akinmusire, à qui le groupe fait place pour une clôture qui s’annonce raffinée.

Ambrose Akinmusire © Michel Laborde

Quelle énigme que ce trompettiste Ambrose Akinmusire ! A l’image de sa musique, qui vacille entre extase pure et simple (« The Beauty Of Dissolving Portraits ») et complexité de passages virtuoses mais brumeux, fuyant les balises, le Californien ne se définit pas facilement. Ancien sideman de Steve Coleman et Michel Portal, il est aujourd’hui seul en pleine lumière mais offre une image studieuse. Une heure avant son concert, je l’observe assis, presque tapi à l’ombre d’un balcon du théâtre durant le concert de l’ensemble KOA qu’il suit de bout en bout. Religieusement ? Son implication récente auprès des membres du collectif montpelliérain, qu’il revoit donc à l’occasion du festival, et les textes qui émaillent son dernier album, lui confèrent l’image d’un musicien engagé cultivant une forme de ferveur spirituelle. Et c’est peut-être ce que cachent et dévoilent ses interventions scéniques au-delà de la performance pure. Car, ce soir, c’est parfois au risque de perdre l’émotion que son jeu se fait minimaliste, hermétique puis soudain fulgurant (attention aux oreilles sensibles !). Je perds parfois pied, tantôt bercée tantôt repoussée, pour conclure que c’est bien cette imprévisibilité qui maintient l’attention à son paroxysme. Ombres et lumière, amertume et douceur. Cocktail gagnant pour celui dont les compositions ne quitteront pas mes oreilles, des jours après ce concert (« Henya », « As we fight », « Vartha »). Exigeant mais généreux, Ambrose Akinmusire offre à ses compagnons de scène des moments d’expression impressionnants. Le potentiel de développement du quartet semble infini. Noires et blanches planent et nourrissent tant les imaginaires des spectateurs que le protagoniste de l’histoire se permet de disparaître, se cacher dans l’ombre du fond de scène ou derrière un pendrillon. Cette prestation stroboscopique aura, en tous cas, coupé le souffle et la parole à de nombreux spectateurs conquis.

Après de chaleureux échanges et un dernier pique-nique bariolé, servi dimanche midi sous les arbres des Allées Maillol, avec la fanfare du festival, il me faut m’arracher au sol catalan. A l’heure où paraît ce reportage, je n’ai toujours pas de raison officielle m’expliquant le choix du zèbre pour mascotte du rendez-vous jazz perpignanais. Alors, bien que l’on m’ait conté plusieurs récits humoristiques et plausibles autour du symbolique équidé, je m’en tiendrai aux contrastes contenus dans cette programmation qui ne manque pas d’allure et qu’il vaut mieux ne pas chercher à capturer.