Chronique

Emmanuel Borghi Trio

Watering The Good Seeds

Emmanuel Borghi (p), Théo Girard (b), Ariel Tessier (dms).

Label / Distribution : Le Triton

Et si, après tout, le jazz était d’abord synonyme d’incertitude et de recherche d’un ailleurs à explorer, reflets d’une quête qui serait le moteur de toute création pour les musicien·ne·s ? Emmanuel Borghi, pianiste reconnu et protéiforme, pourrait bien être de ceux chez qui cette idée de recherche et de mystère prend tout son sens.

Voilà en effet de longues années qu’on le suit attentivement, à travers ses multiples expériences, au premier chef celles qu’il a menées dans le cadre de ses collaborations (toujours en cours) avec Christian Vander : Magma bien sûr, mais aussi Offering, ainsi qu’un trio dédié à la musique de John Coltrane. Il est également en prise avec ce qu’on nommera hâtivement « rock » ou « pop », si on peut résumer ainsi la musique onirique (et volontiers électrique) du groupe Himiko, qui tire son appellation du prénom de sa partenaire à la ville comme à la scène, Himiko Paganotti, et dont les deux albums, Nebula et Pearl Diver, sont de véritables pépites habitées de mille trouvailles vocales et sonores. Une électricité très présente également dans le quartet One Shot qui s’est récemment illustré en revenant à la scène avec À James, un hommage à James Mac Gaw, l’un des membres fondateurs récemment disparu d’une formation aux couleurs jazz rock. Et puis, dans sa forme la plus mélodique et ouverte, il y a donc le jazz. Keys, Strings & Brushes, ou encore Secret Beauty, son dernier disque en trio avec Jean-Philippe Viret et Philippe Soirat, en sont de très bons exemples.

Tout cela ne suffit pas à ce musicien qui n’aime rien tant que la remise en question. Parce qu’il est un créateur soucieux de ne pas se répéter. On pourra d’ailleurs lire entre les lignes de l’entretien qu’Emmanuel Borghi nous a accordé récemment cette volonté d’aller voir ailleurs et de se mettre, sinon en danger, du moins dans une situation et un état d’esprit où il s’agit de créer les conditions d’un dépassement personnel aussi bien que collectif. En s’appuyant sur le talent de deux musiciens (Théo Girard à la contrebasse et Ariel Tessier à la batterie) avec lesquels il n’avait jamais joué jusqu’à présent – et qui eux-mêmes se connaissaient – il n’en fallait pas plus à notre homme pour avancer à grandes enjambées sur un chemin plus escarpé, celui d’un jazz où l’exploration est le maître mot, avant même la mélodie. Sans doute est-ce là le fruit d’une démarche qu’il explique dans l’interview citée plus haut : « Je m’intéresse depuis quelques années à de nouvelles formes de composition et à d’autres moyens d’aborder la musique, et plus particulièrement l’improvisation. Sortir des clichés et des réflexes conditionnés n’est pas chose aisée et il m’est apparu comme une évidence que pour ce faire il me fallait jouer une musique différente avec d’autres points de repères et moins de balises auxquelles me raccrocher en cas de besoin. C’est également une des raisons pour lesquelles j’ai choisi de travailler avec des musiciens que je ne connaissais pas ou peu. J’ai eu besoin de me mettre à nu en quelque sorte. C’est aussi pour cela que j’ai tenté de composer en utilisant de façon très basique ce que j’ai pu comprendre de la musique dodécaphonique ».

Vous aurez donc sans doute du mal à fredonner ou chanter l’un ou l’autre des huit thèmes qui composent Watering The Good Seeds. Ici pas de standard, pas de chanson revisitée, mais plus simplement huit moments de grande intensité où chaque musicien prend toute sa part à l’exploration de paysages qui pourront sembler incertains de prime abord du fait de leurs dissonances, et à l’élaboration de formes dont les contours se dévoilent petit à petit pour se révéler dans leur majesté (ainsi « For S.R. » en hommage à Steve Reich ou « Round Twelve »). Le trio joue une musique volontiers entêtante, voire obsédante, et des compositions telles que « Sneaky Thougts », « Roads Cross » ou « No Hurry » illustrent parfaitement la maîtrise et la créativité d’une paire rythmique en plein épanouissement et la cohésion du trio. Ariel Tessier manifeste une réelle imagination en multipliant les couleurs. Théo Girard, quant à lui, confirme ce que ses Pensées rotatives avaient laissé savoir de la puissance d’évocation d’un musicien à la pulsion presque « chamanique ». Autant dire qu’un tel tapis rouge ainsi déroulé est pour Emmanuel Borghi le meilleur moyen de laisser libre cours à son inventivité et à son énergie, ce que marque par exemple l’expérimental « Choice », d’abord presque bruitiste avant une longue progression vers les sommets. Le pianiste, dont chaque note sonne comme un appel, prend à l’évidence un grand plaisir à cette confrontation fraternelle, mais aussi à une forme d’ivresse qu’on ressent physiquement à l’écoute de ce disque aussi surprenant que passionnant. On n’en savoure qu’avec plus de joie une « Conclusion » solitaire aux accents parfois monkiens.

Watering The Good Seeds est une magnifique leçon de jazz vivant.